À tout prendre, si le pouvoir vaut bien une messe, fût-elle d’enterrement, la formule fulminée par Mitterrand aux obsèques de Bérégovoy – « l’honneur d’un homme jeté aux chiens » – vaut reconnaissance officielle. Même si, question légitimité, rien n’est plus probant qu’un retour aux sources du métier de journaliste : aller chercher l’information et la vérifier, avant de la commenter au nom d’une ligne éditoriale. Rien de plus, rien de moins, mais ce n’est pas si facile quand vous êtes, par exemple, correspondant de guerre.
« En joue ! » C’est de la faute de Pierrot les Bretelles, tout ça… Le journaliste Bertrand de Jouvenel, par cette chaude nuit du 22 au 23 juillet 1936, en veut un peu à Pierre Lazareff. Bertrand brûle d’être un grand reporter, envoyé spécial de Paris-Soir sur tous les brasiers, mais son rédacteur en chef le réserve pour l’interview d’un Führer en souliers vernis, qui se lève pour l’accueillir, ou d’un Mussolini tragediante, qui en oublie de le faire asseoir. Alors de son seul chef, coiffé d’un saladier, on caracole en quête de scoops sur les routes d’Espagne aux premières heures de la guerre civile. On dort à la belle étoile entre confrères, avec Taylor du Chicago Tribune et Cardozo du Daily Mail, au bivouac de la colonne rebelle du général Mola, qui s’apprête à forcer le défilé de Somo Sierra aux portes de Madrid. Réveillé par les moustiques, errant entre des lignes imprécises, on se retrouve collé au mur par des phalangistes excités qui vous prennent pour des espions. Le noble Hidalgo ferait pâle figure sans le fidèle Sancho…
« Ils nous collent au mur, raconte Bertrand de Jouvenel dans son livre Un voyageur dans le siècle, et nous disent : ‘‘Il est clair que vous êtes des espions. Nous allons vous fusiller.’’ C’est alors que commence une scène extraordinaire. Nous étions fatigués, ahuris, gonflés de piqûres de moustiques et sans réactions.
Cardozo se met à leur parler, adossé au mur, tranquillement. Il leur dit : ‘‘Cette expérience est intéressante ; j’ai été souvent correspondant de guerre, et vous le voyez, jamais fusillé. Il est vrai qu’il s’agissait de combats où s’affrontaient des armées régulières, qui ne fusillent pas les correspondants de guerre. Êtes-vous une armée régulière ? Je le croyais. Vous me posez un problème.’’
Ceci semble peu vraisemblable, mais ce langage tenu avec une langueur et une placidité délibérées s’éternisa et nous finîmes par nous endormir. Je me souviens de m’être réveillé au petit matin, d’avoir secoué l’épaule de l’un de nos gardes en lui disant : ‘‘Café !’’ Il se leva et nous apporta ce breuvage. »
Echapper au peloton d’exécution
Qu’y a-t-il de si « extraordinaire » dans cette scène ? « Adossé au mur », Cardozo s’adresse à un auditoire attentif, suspendu à l’ordre d’ouvrir le feu. Il se contente de faire un exposé, savamment ennuyeux, sur les droits et devoirs réciproques des hommes de plume et des soldats de plomb :
– Il leur parle « tranquillement », pour faire baisser le niveau d’adrénaline dans leur sang, en spectateur plutôt qu’en acteur principal d’une scène jugée plus « intéressante » que dramatique.
– Il remarque benoîtement, en prenant ses bourreaux à témoin, qu’il n’existe pas de précédent à cette situation insolite, du moins à sa connaissance.
– Il émet l’hypothèse que, dans les autres cas recensés, il s’agissait d’armées régulières.
– Il observe qu’il était en droit de supposer que l’armée espagnole, entrée en rébellion contre son gouvernement pour rétablir l’ordre, est bien une armée régulière.
– Il en déduit que c’est leur conduite, et non la sienne, qui pose problème.
Il renverse ainsi la charge de la preuve, et la question initiale, « Sommes-nous des journalistes ou des espions ? », devient alors : « Êtes-vous, oui ou non, une armée régulière ? » À ce stade du raisonnement, l’agressivité retombe. L’exécution sommaire qui simplifie les choses, par définition, commence quelque peu à les compliquer, au point que des ennuis pourraient s’ensuivre, en cas de bavure, avec la hiérarchie. « Repos ! » On va en référer… Sous bonne garde tout de même, les trois journalistes sont emmenés à Burgos pour vérification. D’un mot, le général Mola les fait libérer, mais sans exprimer le moindre regret. Bertrand de Jouvenel apprécie, sous le laconisme militaire, cette exquise courtoisie qui élude des excuses présupposant une peur éventuelle de leur part.
À Almandralejo, peu de temps après, il découvre une autre manière élégante d’échapper au peloton d’exécution. Dans les arènes et le clocher du village, des dizaines de combattants gouvernementaux préfèrent, plutôt que de se rendre aux légionnaires de Franco, s’entretuer fraternellement avec leurs dernières balles. « Ils paraissent tous avoir des cheveux crépus et noirs, mais en s’approchant, on voit que ce sont des masses mouvantes de grosses mouches couvrant également les cheveux blonds et les cheveux gris. » Un bon papier, mon petit Bertrand… On s’y croirait.
Quant à l’importance de la ligne éditoriale pour s’autoriser un commentaire, vous en trouverez une brillante démonstration dans l’ouvrage d’un orfèvre en la matière, L’ère des ruptures.
« On n’arrête pas Voltaire ! » Songe-t-il au mot de de Gaulle, Jean Daniel, au moment d’affronter Sartre chez lui ? L’esprit au-dessus des lois, le nouveau Voltaire n’en est pas moins « assis sur une carpette aux pieds d’Alain Geismar, maoïste en vue, qui se vautre dans un grand fauteuil ». Les ‘‘Événements de mai 68’’ confirment, par la remise en cause de tous les pouvoirs, l’autorité incontestable du philosophe qui a si poliment refusé le Nobel.
Depuis deux jours, le directeur du Nouvel Observateur fait face à des contestataires qui veulent, grâce à la caution morale de Sartre, lui imposer l’autogestion du journal. Patron de gauche, alliant beaucoup d’alouette à très peu de cheval, Jean Daniel veut bien tout mettre en commun, sauf ce qui est hors du commun – la création littéraire et l’inspiration politique. Comment donc, sans cette mystérieuse alchimie éditoriale, forcer les lecteurs, semaine après semaine, à lire la presse d’opinion ? Le dialogue peine à s’engager :
« Pourtant, un moment, Sartre prend la parole. C’est pour me demander pourquoi je n’accepte pas de mettre Le Nouvel Observateur en autogestion. Olivier Todd lui a téléphoné et il veut lui, Sartre, que sa question comme la réponse que je vais lui faire soient publiées dans l’entretien. J’étais bien d’accord. Il s’excuse de cette exigence mais l’heure n’est pas aux politesses et il se doit de manifester sa solidarité entière avec la ‘‘base’’ du Nouvel Observateur.
Sartre au pied du mur
Pour contrer Sartre, Jean Daniel lui cède tout, à la Mao, pour ensuite tout récupérer. Ses idées le rattrapent peut-être, par les temps qui courent, mais Sartre n’est-il pas quelque peu dépassé par les siennes ?
– Je suis d’accord avec vous : « Un soupir de surprise soulagée accueille ma promesse de publier tout ce que Sartre souhaitera sur le sujet qu’il choisira. »
– Je suis encore d’accord avec vous : « Mais je fais observer au directeur des Temps modernes que, sans vouloir me référer à son propre comportement, je suis d’accord avec lui sur la façon dont il applique le principe de la cooptation dans sa revue. »
– Je suis toujours d’accord avec vous : « Accepterait-il lui, Sartre, de soumettre à sa secrétaire, et surtout à son éditeur et à ses imprimeurs, la ligne adoptée tel ou tel mois dans Les Temps modernes ? Bref, peut-on partager ce qui relève de l’opinion ou de la création comme on partage des services et des biens ? Je dis à Sartre que le débat me paraît important et que je suis complètement d’accord que notre dialogue soit publié sans en changer un seul mot. »
– Mais vous-même, êtes-vous d’accord avec vous ?
Pris au mot, avec un soupçon de logique, Sartre est pris au piège. Tout bien réfléchi, il se refuse à soumettre la ligne éditoriale des Temps modernes à sa secrétaire et supprime de la transcription de l’entretien le passage concerné, remettant ainsi en cause les conventions qu’il a lui-même fixées. Le péril de l’autogestion est écarté, et après Mai, Jean Daniel renonce à être aimé. Un noyau de cerise en travers de la gorge, il se résigne à la solitude du pouvoir et au retour des insomnies : « Comment ai-je pu leur résister en les comprenant à ce point ? »
Renverser la charge de la preuve, donner raison à l’adversaire… Ne trouvez-vous pas que les fleurets mouchetés de la rhétorique conviennent mieux au grand métier de journaliste que ce déballage quotidien d’horreurs sur le monde politique, au mépris du secret de l’instruction et de la présomption d’innocence, qui attise le réflexe « Tous pourris ! » dans une opinion acculée à l’extrémisme ?