Les vieilles dames de notre enfance passaient beaucoup de temps au confessionnal pour avouer des péchés minuscules. Aujourd’hui, elles font la queue chez les spécialistes. La médecine serait-elle une nouvelle religion ? Jean-Paul Thomas constate qu’elle accompagne en tous cas notre existence de la naissance à la mort. On lui confie notre vie comme on la confiait naguère à Dieu sans qu’elle sache pour autant répondre à nos interrogations fondamentales.
Pour traiter d’un tel sujet, mieux vaut s’embarquer sans idées préconçues. Chance, Jean-Paul Thomas est tout le contraire d’un pamphlétaire. Philosophe, professeur émérite à l’Université Paris-Sorbonne, il aborde depuis longtemps les questions médicales en érudit éclairé par des travaux sur la maîtrise du vivant, l’eugénisme ou la bioéthique ainsi que sur les liens entre l’art de soigner et la littérature. Le lisant, on songe bien entendu à la “Némesis médicale” du flamboyant archevêque philosophe Ivan Illich qu’il cite au passage. Très rares en effet ont été les prêtres et les médecins à s’aventurer sur les eaux minées baignant les confins de la religion et la médecine, même si Montaigne leur avait montré les étoiles en souriant. Il paraît préférable de naviguer avec un tiers élégant au verbe clair. En l’occurrence, notre savant convoque sans charabia Karl Popper, Schopenhauer, Kant, Georges Canguilhem, Marcel Gauchet et bien d’autres penseurs à contempler les fantastiques progrès de la médecine en ce qu’ils ont de fascinant et d’inquiétant pour la raison. Le but n’est pas d’affirmer que les philosophies spiritualistes sont terrassées par une médecine sondant de mieux en mieux les corps sans percer le mystère des âmes. Il serait plutôt de passer en revue les progrès, qu’ils portent sur les oncogènes, l’imagerie et bien d’autres révolutions, pour montrer que les promesses extravagantes de la « religion médicale » restent frileuses. Incapable de proposer une manière d’assumer la mort, c’est à dire de l’accepter et de la nier à la fois, celle-ci, selon l’auteur, “ne peut, comme les religions abrahamiques, donner lieu à une doctrine du Salut (…) ni désigner un au-delà de la mort au sein même de la vie.”
Que fait donc, alors, la médecine ? Elle soigne en prenant le risque d’échouer et c’est déjà énorme. Cessons de lui demander de ressembler à une religion, même si elle copie les anciennes écritures avec ses docteurs des médias diffusant des principes alimentaires et hygiénistes à longueur de magazine, au risque de réveiller, via l’écologie de bazar, la peur de l’Apocalypse. Tour à tour amusant (“enseigner le bon usage du préservatif ne résume pas l’éducation sentimentale”) et émouvant (très beau passage sur “la mort d’un médecin”), Jean-Paul Thomas nous débarrasse le cerveau de toute envie de vénérer la blouse blanche plus qu’il ne serait juste ou convenable. Les limites de l’éthique, comme de la tarte à la crème de “l’éducation humaniste du médecin” sont posées avec lucidité.
C’est un livre écrit “en tension”, un feu d’artifice d’intelligence. Il n’y a pas une ligne à en retirer. À quoi sert un ouvrage aussi soigneux, qui évite avec humilité les évidences ailleurs claironnées et les mou- vements de menton ? Tout simplement à réfléchir avant de dire n’importe quoi sur les évolutions de la société.
La médecine, nouvelle religion
Jean-Paul Thomas
François Bourin Éditeur
182 pages
19€