Moïse face à Pharaon ? Qaraqorum, le 31 mai 1254. La capitale du plus grand empire que le monde ait connu n’est qu’un campement de yourtes, alors que cet “Empire des Steppes’’, comme le nomme René Grousset, mord cruellement les bordures de l’Europe, du Moyen-Orient et de la Chine avec ses hordes de cavaliers d’Apocalypse, depuis cinquante sanglantes années, en n’y laissant pour bornes que des tumulus de crânes recouverts d’herbes folles. Guillaume de Rubrouck, humble moine men- diant, s’apprête à comparaître en vainqueur devant le grand Khan Mangou. C’est qu’il vient de remporter avec brio la controverse théologique voulue par l’empereur mongol, en quête d’une religion d’État qui départage ses bons sujets musulmans, bouddhistes, chrétiens ou animistes – l’autre option étant, bien sûr, le coup de sabre éga- lisateur. Disciple sincère du poverello François d’Assise, l’envoyé du ‘‘saint roi’’ de France – en mal d’alliance de revers dans sa pénible croisade contre les Infidèles – se garde bien de triompher ouvertement ; mais enfin, que voulez-vous ? ses adver- saires ont mordu l’âcre poussière des steppes, en deux temps et trois mouvements joliment croqués par Claude-Claire Kappler dans sa présentation du Voyage dans l’empire mongol de Guillaume de Rubrouck :
“Jamais souverains n’ont été plus convaincus que ces gueux d’empereurs mongols de leur droit divin à régenter la Terre ‘‘d’un océan à l’autre’’, comme l’exprime le qualificatif ‘‘gengis’’.”
“Cela commence par la répétition générale avec les nestoriens <Attention ! il s’agit d’une secte chrétienne à laquelle appartient Sorgaqtani, l’habile mère de Mangou, qui a su dé-tourner la succession de Gengis Khan au profit de son fils> : ‘‘Faisons un essai pour voir comment vous vous comporterez en face d’eux.’’ Moi, je fais le tuin <une secte bouddhiste- taoïste que Rubrouck soupçonne, à tort, de polythéisme> ; vous, vous faites les chrétiens ! Il s’était choisi, bien entendu, le rôle le plus intéressant et propre à mettre les autres dans l’embar- ras. Il arrive à ce qu’il voulait : les nestoriens se couvrent de ridicule (mais uniquement en répétition).
La rencontre théologique proprement dite est une circonstance grave qui justifie une alliance momentanée avec les nestoriens. Rubrouck joue le premier rôle. D’abord, il cloue le bec aux tuins et tous les sarrasins <les musulmans, honnis des croisés, mais de mèche avec les catholiques pour imposer le monothéisme> éclatent de rire. Ensuite, les nestoriens lui arrachent la parole pour disputer avec les sarrasins… mais ces derniers disent que tout ce qu’il y a dans l’Évangile est vrai et qu’ils ne veulent discuter avec eux de rien. Deux pieds de nez au pas- sage : l’un aux sarrasins, l’autre aux nestoriens.”
‘‘Dites-moi la vérité. Avez-vous dit l’autre jour, quand je vous ai envoyé mes secrétaires, que j’étais un tuin ?’’
En suivant le pointillé
La cause est entendue, et Mangou n’a plus qu’à trancher – c’est un expert – suivant le pointillé tracé entre les arguments des clercs par Maître Guillaume en faveur de la vraie Foi. Le ‘‘saint roi’’ de France, ne pouvant l’envoyer comme ambassadeur après le camouflet essuyé par André de Longjumeau, trois ans plus tôt, le force aujourd’hui même à être Moïse face à Pharaon, non pas pour sortir d’Égypte, mais pour y surgir dans un tonnerre de sabots avec le sabre et le goupillon. Dommage que le ‘‘Fléau de Dieu’’, trop soucieux qu’aucune tête ne dépasse du panier, joue soudain les fléaux de balance…
‘‘Dites-moi la vérité. Avez-vous dit l’autre jour, quand je vous ai envoyé mes secrétaires, que j’étais un tuin ?’’ Je répondis alors : ‘‘Seigneur, je n’ai pas dit cela, je vais vous rapporter les paroles que j’ai prononcées, s’il vous plaît ainsi.’’ Je lui répétai alors ce que j’avais déclaré, et il répondit : ‘‘J’avais bien pensé que vous ne l’aviez pas dit, parce que vous ne deviez pas dire une telle chose, mais votre interprète a mal traduit.’’ Et il tendit vers moi le bâton sur lequel il s’appuyait, en disant : ‘‘Ne craignez pas.’’ Et moi, en souriant, je dis tout bas : ‘‘Si j’avais peur, je ne serais pas venu ici.’’ Il demanda à l’interprète ce que j’avais dit, et celui-ci le lui répéta.
Après cela, il commença à me faire sa profession de foi : ‘‘Nous autres Moals (Mongols), dit-il, nous croyons qu’il n’y a qu’un seul Dieu, par qui nous vivons et par qui nous mourons, et nous avons envers lui un cœur droit.’’ Je dis alors : ‘‘Ce cœur, c’est Dieu qui vous le donnera, car sans le don de sa grâce cela ne peut se faire.’’ Il demanda ce que j’avais dit ; l’interprète le lui transmit. Il ajouta ensuite : ‘‘Mais comme Dieu a donné à la main plusieurs doigts, de même il a donné aux hommes plusieurs voies. Dieu vous a donné les Écritures, et vous, chrétiens, vous ne les observez pas. Vous ne trouvez pas dans les Écritures qu’un homme doit en critiquer un autre, n’est-il pas vrai ?’’ – ‘‘Assurément non, Seigneur, dis-je, mais je vous ai déclaré dès le début que je ne voulais de litige avec personne.’’ – ‘‘Je ne le dis pas pour vous, dit-il. De même, vous n’y trouvez pas qu’un homme doive, pour de l’argent, se détourner de la justice.’’ – ‘‘Non, Seigneur, dis-je, et assurément je ne suis pas non plus venu dans ces régions pour gagner de l’argent ; au contraire, j’ai refusé celui qu’on m’offrait.’’ Il y avait un secrétaire présent qui attesta que j’avais refusé un iastoc <la monnaie mongole> et des étoffes de soie. ‘‘Je ne le dis pas pour lui, reprit-il. Donc Dieu vous a donné les Écritures, et vous ne les observez pas. Il nous a donné les devins ; nous faisons ce qu’ils nous disent, et nous vivons en paix.’’ Il but, je crois, quatre fois avant d’achever ces propos. (…) Et ensuite, je n’eus plus le lieu ni le temps de lui exposer la foi catholique.”
D’homme à homme
Comme le nom de Mangou signifie ‘‘éternel’’ en mongol, sa reconnaissance peut bien être éternelle envers le chaman qui a prédit au fils de Sorgaqtani l’empire de Gengis Khan, contre l’ordre de succession fixé par le conquérant. Jamais souverains n’ont été plus convaincus que ces gueux d’empereurs mongols de leur droit divin à régenter la Terre ‘‘d’un océan à l’autre’’, comme l’exprime le qualificatif ‘‘gengis’’.
La lettre que Mangou confie à Guillaume de Rubrouck pour le roi de France, qui somme celui-ci de faire allégeance s’il veut éviter le coup de sabre, atteste cette incroyable prétention à être le nombril du monde, rendu à sa solitude primordiale en cas de réticences. Ni ambassadeur, ni missionnaire, notre franciscain se résigne à faire le facteur, mais les observations qu’il rapporte en Occident sur les mœurs des Mongols, après deux ans d’absence et seize mille kilomètres de voyage, font de lui, qu’on présente au mieux comme un précurseur de Marco Polo, un grand éthnologue. Pourquoi les vertueuses leçons de tolérance de Mangou, qui prend ses décisions en consultant les fissures d’omoplates de mouton calcinées, l’impressionneraient-elles quand l’impitoyable religion du clan s’en dispense sans vergogne ? Un nouveau-né de sa première épouse vient-il à mourir, à peine prononcé le sempiternel oracle d’un grand avenir de fils à papa ? Mangou ne s’en prend guère à la mère vengeresse, qui fait tuer les enfants d’une nourrice à titre de représailles (mais néanmoins selon les règles : le garçon par un homme et la fille par une femme), encore moins aux devins fautifs, qui ont su détourner la foudre sur des boucs émissaires :
“Aussitôt il envoya chercher son épouse, lui demanda d’où elle tenait qu’une femme put prononcer une sentence de mort à l’insu de son mari, et la fit enfermer pendant sept jours, en ordonnant de la priver de nourriture. Quant à l’homme qui avait tué le jeune homme, il le fit décapiter, fit suspendre sa tête au cou de la femme qui avait tué la jeune fille, et fit fouetter celle-ci avec des tisons ardents à travers le camp, puis il la fit mettre à mort. Il aurait également tué sa propre épouse, s’il n’avait eu égard aux enfants qu’il a d’elle. Mais il quitta sa tente, et n’y revint qu’après une lune écoulée.”
Pour un petit geste d’homme à homme, Guillaume de Rubrouck pardonne tout à Mangou, lorsque Celui qui fait trembler le monde entier lui tend son bâton royal en citant saint Luc : “Ne craignez pas !”, libérant ainsi dans l’immensité des steppes les oiseaux du ciel, ‘‘qui ne sèment ni ne moissonnent’’, et les lys des champs, ‘‘qui ne filent ni ne tissent’’, de son vieux cœur de moine mendiant.
Par Vincent laborey