La caractéristique actuelle de l’Union européenne, c’est son extrême complexité. Il a toujours été difficile en France d’expliquer comment se coordonnaient les actions de la Commission de Bruxelles, du Conseil des ministres et du Parlement de Strasbourg. Mais le travail pédagogique en direction des citoyens s’est singulièrement alourdi avec la monnaie européenne puisqu’un certain nombre de décisions importantes ne concernent qu’une partie des pays du continent, ceux qui font partie de la zone euro. Bon courage, donc, à tous ceux qui, à longueur d’émissions de télévision et de réunions publiques, vont devoir exposer, par exemple, les différences entre le Fonds européen de stabilité financière et le Mécanisme européen de stabilité…
Quoi de plus légitime, cependant, que des interrogations sur le fonctionnement de l’Europe au moment des élections européennes ? Nous ne sommes pas encore à l’échéance, prévue pour la fin du mois de mai 2014, quasiment au lendemain des municipales qui auront lieu au mois de mars. Mais il n’est pas trop tôt pour se demander si ce rendez-vous électoral ne va pas donner lieu à un festival de critiques et de démagogie de la part de ceux qui, en France et chez nos voisins, considèrent que l’Europe est une chimère…
Ce scrutin présente la particularité d’être organisé à la proportionnelle, ce qui lui confère l’allure d’un «sondage grandeur nature» sur l’influence des partis politiques, même si le découpage du scrutin en huit circonscriptions électorales (correspondant à huit « grandes régions » qui n’ont pas d’homogénéité administrative) atténue depuis 2004 l’impact des scores obtenus par les grands leaders nationaux.
Tous les cinq ans, lors de chaque renouvellement des 72 députés français au Parlement européen, les mêmes arguments reviennent. Les adversaires de la construction européenne ne manquent jamais de stigmatiser les « eurocrates » ou « la technocratie de Bruxelles ». Il est probable qu’ils enfourcheront l’année prochaine deux nouveaux chevaux de bataille : le coût des « plans de sauvetage » successifs de la « zone euro » et les politiques d’austérité présentées comme « dictées par une bureaucratie anonyme» alors que la lutte contre les déficits sont de simples mesures de bon sens et qu’elle a été, de toute façon, décidée par les représentants élus des états membres…
On va regretter la période où les élections européennes permettaient d
e fulminer contre les dates d’ouverture de la chasse à la palombe ou à la tourterelle « fixées par Bruxelles ». Car les enjeux, au fil des ans, sont devenus d’une toute autre nature…
Du fait des déficits accumulés et d’une croissance en berne, la dette publique de la France frôle les sommets (90,2 % du Produit Intérieur Brut fin 2012, plus de 94 % attendus en 2014). Dans un tel contexte, le soutien financier aux États en difficulté apparaît comme un véritable boulet : il représente plus de 3 points de PIB pour un pays comme la France. Les plans européens d’assistance financière ont coûté 48 milliards d’euros aux Français. L’addition s’élèvera à 62,5 milliards fin 2013 et passera à 68,7 milliards fin 2014. Au-delà, certains experts considèrent que le nouveau Mécanisme européen de stabilité, parce qu’il prévoit des dotations en capital, ne créera plus de dépenses exponentielles mais à condition, bien entendu, qu’aucun pays ne dévisse à nouveau. L’union bancaire, qui permettra aux banques de se financer directement auprès de la BCE sans passer par les autorités financières de leurs pays respectifs, devrait aussi amortir quelques chocs. Petit à petit, une organisation efficace s’est mise en place mais elle est politiquement difficile à mettre en avant parce qu’il faudrait, pour tout expliquer, confesser deux erreurs au moins. Celle d’avoir cru que les « critères de Maastricht », c’est à dire l’incitation à la rigueur sous forme de vœu pieux, suffiraient à garantir la solidité financière de pays pourtant susceptibles d’être fragilisés par les vagues spéculatives de l’économie financière. Celle d’avoir, dans la tornade, tergiversé et mis beaucoup de temps à inventer des procédures efficaces. On voit d’ailleurs bien, au passage, que l’on se trouve, encore aujourd’hui, très loin d’une « mutualisation de la dette » des pays de la zone euro, tout au plus en est-on au partage de l’ardoise laissée par le renflouement obligé des partenaires étranglés par les taux d’intérêt qui leur ont été appliqués.
Derrière toutes les polémiques de ces dernières semaines autour du couple franco-allemand ou des relations entre Paris et la Commission se profile en conséquence une vraie question de politique intérieure : comment expliquer aux électeurs français qu’une part de l’endettement du pays est liée à la nécessaire solidarité avec les européens qui disposent de la même monnaie que nous ? Il y aura là une épreuve de vérité pour les partis dits « de gouvernement » qui devront montrer aux « eurosceptiques » que la construction européenne reste un atout et que le « détricotage » des institutions de l’UE et l’abandon de l’euro ouvriraient les portes de l’enfer aux nations oublieuses du passé.
Des comportements contradictoires
En réalité, comme l’écrit Jean-Dominique Giuliani dans une note récente de la Fondation Robert Schuman, « les choses sérieuses vont commencer.» En se rencontrant trois fois en peu de jours fin mai, la chancelière allemande et le président français ont non seulement décidé de lancer une initiative commune contre le chômage des jeunes mais encore annoncé une contribution franco-allemande pour le Conseil européen de la fin juin. De quoi s’agit-il ? De démontrer, en mettant en avant l’irremplaçable entente bilatérale des deux plus grands pays, que seules les convergences en matière de politique économique, de fiscalité, de réglementation du travail libèreront toutes les énergies et l’inventivité dont sont capables les européens. Les calendriers électoraux peuvent y aider, dans la mesure où il convient de présenter un minimum de résultat pour espérer recueillir des suffrages. Mais il ne faut pas accorder trop de vertus aux périodes de campagne car elles peuvent aussi générer des comportements contradictoires. François Hollande et le gouvernement français comptent sur quelques avancées avant les prochaines européennes pour donner à sa vision continentale un aspect plus chatoyant. Mais Angela Merkel ne veut pas, elle, perdre ses législatives de l’automne en adoptant le point de vue français dans tous les domaines. Ainsi faut-il interpréter le refus allemand d’opposer des barrières douanières à l’importation de panneaux solaires chinois, au nom des grands principes du libre-échange profitables à l’industrie exportatrice d’Outre-Rhin et… au grand dam d’Arnaud Montebourg protecteur du made in France !
Comme on l’a vu lors des référendums sur la monnaie commune ou sur la Constitution européenne, l’Europe se construit mieux autour des tables de négociation que dans les isoloirs. On a vu aussi que la coupure entre « europhiles » et « europhobes » n’épousait pas la ligne de démarcation séparant en France la gauche et la droite, parce que les uns et les autres existent dans les deux camps. Phénomène qui a souvent été assimilé à une forme parfaite du déni de démocratie et à l’expression d’une « volonté politique coupée de celle des électeurs ». Il reste cependant salutaire et indispensable, pour mieux savoir où l’on va, d’avoir à s’expliquer devant les citoyens. Lesquels ne demandent qu’à comprendre et à être informés. D’ailleurs, depuis le temps qu’on le dit moribond, l’attelage communautaire n’a jamais cessé de vivre ni de concentrer des espoirs que la mondialisation tend même à renforcer. Les partis, pour le moment obnubilés par les municipales, seraient donc bien inspirés de mettre dès maintenant leurs meilleurs experts en communication sur le sujet des européennes car il y aura cette fois beaucoup plus d’arguments simplistes, donc efficaces, à réfuter que lors des précédentes élections. Il faudra notamment présenter une histoire lisible – un « story telling » – du traitement de la crise de l’euro depuis 2010. Le coûteux sauvetage des pays en difficulté constitue un véritable feuilleton dont nul ne sait vraiment comment il finira, sinon qu’il ne sera pas terminé l’année prochaine. Mais en attendant, les europhobes trouveront un élément de choix dans toute l’Union et c’est un vrai problème, susceptible de transformer la campagne des européennes en « période de tous les dangers ».