Les régions aussi ont leur lobby
Créée en 1973, la Conférence des régions périphériques maritimes d’Europe (CRPM) regroupe 160 régions de 28 pays, représentant près de 200 millions d’habitants. Force est de constater que l’entité est aujourd’hui une interlocutrice incontournable des institutions européennes et des gouvernements. Organisée en réseau, elle a favorisé ces dernières années la coopération transfrontalière avec la mise en oeuvre de projets de développement communs. Cette coopération est ainsi très forte entre les régions Aquitaine et Pays Basque espagnol, notamment sur le développement des infrastructures. Le dossier LGV sud-Europe-Atlantique en est un exemple. On retrouve cette volonté de coopération entre la Catalogne et le Languedoc-Roussillon où, là encore, la LGV resserre les liens : avec le TGV qui la mettra à 55 minutes de Barcelone, Perpignan entend promouvoir son tissu industriel local et attirer de nouvelles entreprises pour devenir la porte d’entrée de l’Espagne pour l’Europe. Les élus viennent d’ailleurs de créer une agence de développement économique pour enclencher leurs actions de lobbying et rentabiliser la mise en service de la liaison directe TGV avec Barcelone. Lobbying qui trouvera avec la CRPM un relais essentiel. Celle-ci a acquis un savoir-faire certain quand il s’agit de veiller, au moment de la conception de la législation communautaire, à ce que les intérêts de ses Régions membres soient pris en compte !
Le Parlement fait le buzz
L’action de lobbying des régions n’est pas seulement dirigée vers Bruxelles. Les collectivités mènent aussi un important travail de veille et de dialogue auprès des députés européens afin de s’immiscer dans le processus législatif et influencer, favoriser ou bloquer la rédaction de tel ou tel règlement européen. Un travail qui, pour être efficace doit se faire en amont : le processus est très long entre l’amorce d’une action de lobbying et la décision de Bruxelles. D’autant qu’avant de formuler des propositions législatives, la Commission organise régulièrement des consultations auxquelles les collectivités locales ou associations de collectivités sont invités à répondre. Votant les directives européennes, le Parlement est aujourd’hui un lieu de lobbying intense.
L’initiative de la députée européenne dans la circonscription Sud-Ouest (Régions Midi-Pyrénées, Aquitaine et Languedoc Roussillon) Françoise Castex, membre du Parti socialiste européen (PSE), est à ce titre éloquente ! La députée, qui siège à la Commission des Affaires juridiques et à la Commission de l’Emploi et des Affaires sociales, a été à l’automne dernier à l’origine d’une opération de communication en faveur de la filière fois gras au Parlement européen. Elle s’explique en ces termes : « cette initiative a été décidée il y a un an lors du salon agro-alimentaire Anuga 2011 de Cologne, alors que la manifestation s’est déroulée sous la forte pression des associations anti-gavages. Cet événement m’avait alerté : je me suis dit « il faut faire quelque chose au Parlement européen », confie la députée. En juillet 2012, est survenue l’interdiction de la commercialisation du fois gras en Californie. J’ai donc contacté les représentants de la filière pour monter une opération. L’objectif était de faire de la pédagogie, d’expliquer aux députés avec l’aide d’ingénieurs agronomes de l’INRA le processus de gavage, la morphologie des palmipèdes (une seule catégorie d’oies et de canards est gavée). « Or le Parlement européen est co-législateur : les lobbies anti-gavage font donc pression sur les députés pour demander l’interdiction du procédé dans l’UE. Il fallait donc sensibiliser les parlementaires et rappeler le poids de la filière : celle-ci emploie en France 35 000 personnes. Dans les régions productrices, le poids économique de ce secteur représente 30 % du PIB. Mais les anti-gavage sont puissants au Parlement, très présents. Ces lobbies font beaucoup de bruit avec des arguments faux. Je pense que beaucoup de parlementaires n’ayant pas d’opinion sur le sujet ont cependant été sensibles à nos arguments, y compris des membres de la Commission européenne. On a posé le problème et montré qu’il n’y avait pas de consensus. Il existe déjà des directives qui encadrent le gavage, une IGP avec un cahier des charges précis sur les conditions de production; plus une directive sur le bien-être animal interdisant les conditions d’élevage contraires à l’espèce. Le combat n’est pas gagné pour autant: la réforme de la PAC en cours peut amener des surprises, il faut rester vigilant.»
Le Comité des Régions, un avis qui compte!
On en parle peu, mais il agit beaucoup. Institué par le Traité de Maastricht de 1992, officiellement créé en 1994, il est peu connu du grand public. Pourtant, progressivement, le Comité des Régions a su trouver sa place dans le grand orchestre des organes européens et y joue aujourd’hui une partition écoutée avec plus d’attention qu’on ne le croit par Bruxelles et le Parlement. À travers lui, les collectivités locales du continent sont en effet pleinement intégrées au processus législatif européen. Les traités obligent la Commission, le Parlement et le Conseil des ministres à consulter le Comité sur toutes les propositions qui affectent les politiques régionales et locales.
Les limites de cet organe: la représentation et ses inégalités. « Les régions européennes sont de poids inégal : elles ont plus de poids en Allemagne, en Espagne; les membres du Comité sont des hommes politiques de poids, qui représentent avant tout leurs régions, analyse un bon connaisseur du fonctionnement de l’organe. En France, avec le millefeuille administratif, la moitié des représentants sont issus des régions, les autres des départements, des communes, la moitié sont de droite, les autres de gauche… Malgré tout il y a quand même une volonté de consensus au-delà de la défense d’intérêts particuliers ».
Avec le temps, le Comité a tissé des liens de confiance avec Bruxelles et Strasbourg. Bien entendu, son efficacité repose sur l’activité de ses élus, comme l’explique René Souchon, lui-même rédacteur de nombreux avis en tant que président de la commission Ressources Naturelles. « Le rôle du Comité des Régions s’affirme de plus en plus, annonce l’élu. Certes, c’est une structure consultative composée d’élus des communes, des départements ou équivalents et des régions, soit 344 membres. Mais il représente les collectivités de toute l’Europe. Il est donc saisi de toutes les décisions prises par la Commission faisant l’objet d’un vote au parlement. Son rôle est de plus en plus important. Je le constate dans les rapports que j’ai rédigés sur la PAC, que se soit sur sa réforme, le paquet législatif – sur les propositions de règlements soumis par la Commission –, le « paquet qualité »… Tout ça ce sont des règlements proposés par la Commission et soumis au Comité des régions. Sur les avis que j’ai émis, j’ai été auditionné deux fois au Parlement européen, j’ai reçu plusieurs courriers du commissaire européen chargé du développement rural et de l’agriculture, Dacian Ciolos, qui prouvent que nos propositions sont prises en considération ».
« Pondre » des rapports
Les régions n’ayant pas le même poids au niveau européen, les collectivités françaises arrivent-elles à se faire entendre dans ce concert? « Cela dépend de la capacité qu’on a à pondre des rapports, des avis, poursuit René Souchon; sur ce point les collectivités françaises se débrouillent plutôt bien. Dans la commission Aménagement des territoires, Michel Delebarre est très présent. C’est en rapportant un avis qu’on pèse ».
La mise en oeuvre des programmes européens de cohésion révèle que Bruxelles souhaite descendre encore plus les niveaux de décisions au niveaux des petites collectivités : on parle d’ailleurs aujourd’hui « d’autorités locales et régionales » pour prendre en compte la diversité des situations. Malgré tout le niveau de décision principal reste les régions. Certains programmes urbains ont cependant été délégués à des grandes villes : cela peut-il se développer alors que des pays comme la Pologne sont plutôt réticents à descendre encore les niveaux de responsabilité ? « Il faut voir comment ça s’articule, avoue, prudent René Souchon. Dans la prochaine génération de fonds européens 2014-2020, il y a un cadre stratégique commun à l’ensemble de ces fonds européens : ils peuvent sur un même territoire venir en complément des uns des autres, et il est prévu de signer au préalable un accord de partenariat négocié entre l’Europe et les États. Sur les programmes Urban par exemple, qui relèvent du fonds FEDER, il existe son pendant le Ceader pour le développement rural. La demande de complémentarité urbain-rural est très forte au niveau du Comité des régions: il n’est pas question de privilégier les villes au détriment des espaces ruraux. Et justement les Polonais sont très demandeurs de politiques de développement rural ! »
Les politiques régionales de l’UE, soutenus par les fonds structurels, ont ainsi pu impulser un dialogue constant et continu entre collectivités et institutions de l’Union. Mais elles ont aussi favorisé la coopération transfrontalière entre collectivités européennes. On l’a vu dans le cadre de la CRPM. Mais cette coopération a pris un essor remarquable au sein de régions partageant des frontières communes. Plusieurs grands projets transfrontaliers ont fait, font, ou vont faire l’objet de coopérations renforcées et de dialogue entre collectivités frontalières.
Dialogue transfrontalier
Un bel exemple en est donné par le projet Alzette Belval, en région Lorraine. Esch-Belval: on est à la frontière luxembourgeoise, à cheval entre le sud luxembourgeois et le nord lorrain, sur des friches sidérurgiques à l’ouest de la ville d’Esch-sur-Alzette, deuxième agglomération du pays. Le Luxembourg, dont la région sud a été, tout comme le nord lorrain, fortement toucheé par la crise industrielle, a lancé ces dernières années une vaste opération de reconversion de ses friches sidérurgiques. « C’était un grand projet avec un investissement public particulièrement important, de l’ordre du milliard d’euros, et autant en investissements privés, décrit Patrick Abate, maire de Talange et vice-président de la Région Lorraine, en charge des questions européennes.
Côté lorrain, par contre, rien : le « désert » : friches industrielles, pas de projet politique et pas d’investissement privé susceptible de faire avancer les choses. Après de très nombreuses années de bagarres, de sollicitations, de démonstrations d’intérêt – la région Lorraine est la seule à avoir trois frontières –, il fallait agir: « Avoir un ventre mou à la frontière dans le cadre de la construction européenne, c’est pas forcément ce qu’il y a de mieux », lâche Patrick Abate.
Les choses se décantent en 2009 quand Nicolas Sarkozy, alors président de la République, en visite dans la région, annonce la création d’une opération d’intérêt national (OIN). Pour le gérer est créé l’établissement public d’aménagement (EPA) Alzette Belval fin 2011, qui sert désormais l’avenir de ce grand territoire. En même temps a été fondé un groupement économique de coopération territoriale (GECT) car des villes lorraines et luxembourgeoises sont concernées ; « c’est un outil assez classique aux frontières, avoue Patrick Abate. Les grands objectifs : le développement, la mise en place d’une stratégie foncière qui vise à garder un certain nombre de zones vertes, mettre en place des ZAC, prendre en compte le bâti existant pour ne pas avoir dans ce secteur un vieux bâti sidérurgique, de vieilles cités minières et ouvrières à côté de choses flambant neuves ». Donc la volonté d’aider les villes concernées dans leurs efforts d’amélioration du cadre urbain. Et, entre autres, il y a la mise en oeuvre d’une éco-cité, à l’initiative de l’intercommunalité.
« En même temps on s’est fixé comme objectif la mise en place d’un data-center ainsi que des infra-structures routières qui permettent de contourner les villes, faciliter les liaisons entre le sud-luxembourgeois et le nord-lorrain, plus d’autres projets: réseau de chaleur, éco-accélérateur rassemblant les services d’hébergement d’une plateforme d’innovation et d’un fonds d’investissement ». Voilà pour le projet de développement économique.
Cet EPA est constitué de l’¹État (5 siège et 30 % du financement), de la Région Lorraine (idem), du Département de Meurthe-et-Moselle (3 sièges, 17 %), de celui de la Moselle et la CDC du val d’Alzette (qui regroupe une dizaine de petites villes). Budget total d’ici à 2016 : 4,8 millions d’euros d’investissements et de fonctionnement. Ce budget consiste essentiellement en la mise en place d’infrastructures pour débloquer les ZAC qui seront vendues à des opérateurs immobiliers privés, des bailleurs sociaux, sources de recettes pour l’EPA et la zone. Sur 20 ans l’ensemble du budget est estimé à 300 millions d’euros; l’État et les collectivités préfinanceraient à hauteur de 60 millions; l’Europe accompagnerait certains projets FEDER de développement économique ou de créations d’emplois.
Synergies
L’articulation avec le projet luxembourgeois a connu un trou d’air au départ: « on avait évoqué un projet d’hôpital transfrontalier mais c’est tombé à l’eau pour des questions essentiellement de gestion de personnels, reconnaît Patrick Abate. Pour l’instant il n’y a pas de projets économiques communs, mais un travail de développement d’infrastructures cohérent et une synergie entre activités économiques développées côté luxembourgeois et, de notre côté, une capacité à développer du logement et de l’accueil. Il y a donc une réflexion commune dans le cadre du GECT. Nous avons par ailleurs convenu de faire avec l’équivalent luxembourgeois de l’EPA, Agora, des réunions où les deux conseils d’administration partagent leurs visions des choses et essaient de mettre en place des cohérences ».
Combien le projet lorrain créera-t-il d’emplois? « Il est trop tôt pour en parler, reconnaît le vice-président de la région Lorraine. Par contre, on sait qu’il va falloir accueillir entre 5 et 10 000 habitants supplémentaires donc ça fera quelques milliers d’emplois potentiels. Le GECT a été créé en 2012, il ne s’est pas encore réuni. Les travaux de la voie de contournement ont débuté fin juillet 2012. Les conventions d’applications des financements ont été votées en février 2013. L’EPA s’est installé sur les friches Micheville. On travaille actuellement sur la possibilité de créer un pôle image en s’appuyant sur le festival du film italien, qui pourra être un catalyseur, et obtenir le soutien du ministère de la Culture ».
Face aux tentations centrifuges de gouvernements européens tentés par la défense d’intérêts nationaux peu compatibles avec la philosophie des pères fondateurs de l’UE, on constate ainsi un mouvement inverse d’intégration, de dialogue et de coopération renforcés. Un mouvement impulsé patiemment mais sûrement par une Commission quoiqu’on en dise fidèle au principe intégrateur de l’Europe, et porté par des collectivités qui ont bien compris tout le parti qu’elle pouvaient tirer d’une Union renforcée.