En lisant votre livre, on s’aperçoit qu’après une première période de crise, a prévalu le sentiment que le ciel s’éclaircissait. L’Europe semblait alors avoir des solutions à proposer. Pourquoi le pessimisme est-il revenu ?
Paradoxalement, la crise de l’euro a éclipsé les problèmes structurels de l’Union européenne. Pendant plusieurs mois, nous nous sommes focalisés sur les solutions à apporter à la crise de la monnaie commune. Ce fut un succès puisque les crises de 2008 et monétaire de 2009 ont été surmontées. Contrairement à ce que certains avançaient alors, l’euro n’a pas disparu.
Mais reste en suspens une question fondamentale : à quoi sert l’Europe ? Dans un contexte de chômage de masse, de désindustrialisation, de souffrance humaine et de misère sociale inédite, les peuples se demandent : à quoi sert-elle ? Comment fonctionne-t-elle ? Si l’Europe se résume à un programme de boutiquier – c’est-à-dire à chercher le produit le moins cher possible à travers la planète pour le vendre sur un marché totalement ouvert – elle n’est plus un projet politique. Pire, elle échappe à tout contrôle politique. Voilà pourquoi les populations se révoltent. Cela donne la sanction lors des élections nationales, comme ce fut le cas dernièrement en Italie.
Pourtant, vous expliquez que des décisions ont tout de même été prises, sur la PAC par exemple. Comment expliquer que les gens ne s’aperçoivent pas de l’utilité de l’Europe ? Au-delà du malaise, l’Europe n’est-elle pas un extraordinaire amortisseur de crise ?
Lorsque l’on parle d’« Europe », on ne dit rien : est-ce la Commission, le Conseil, le Parlement ? Le terme est galvaudé à tel point que personne ne sait ce qu’il y a derrière. L’Europe c’est d’abord le fruit de la volonté des nations. À elles de dire les choses, de faire bouger les politiques. Comme ministre de l’Agriculture, je suis parvenu à faire évoluer le droit de la concurrence, à obtenir des progrès sur la régulation des marchés, sur le prix du lait, etc. Mais le sentiment demeure que l’Europe marche toute seule, comme un canard sans tête. Cela, les peuples ne peuvent l’accepter.
L’agriculture est souvent citée en exemple. Certes, des bonnes mesures ont été prises, et les paysans nous en sont reconnaissants. Mais je rappelle que c’est la seule politique commune de l’Union, et qu’elle est en plus constamment remise en cause par la Commission ! C’est un peu court pour satisfaire une majorité d’Européens. Pour sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve aujourd’hui, le projet européen doit être doublé d’un projet politique, avec des objectifs clairs en matière d’emploi, d’éducation, de formation.
On parle beaucoup des élections municipales, mais dans la foulée se dérouleront les élections européennes. Marine Le Pen évoque un référendum pour ou contre l’Europe. Avez-vous le sentiment que votre famille politique réalise l’importance de ce scrutin ?
Le risque est fort de voir les extrêmes emporter la mise. Le rejet de l’Europe représente-t-il un quelconque espoir pour les Français ? Non. Quant au discours socialiste sur le sujet, il est totalement indigent. Personne n’est capable de voir ou veut aller François Hollande. Son discours sur l’intégration solidaire ne veut rien dire, il ne fait qu’agiter des concepts creux.
Entre le simplisme et le vide, la droite républicaine doit proposer un autre chemin. La construction européenne est dans une impasse. Personne ne décide de rien et les choses s’imposent d’elles-mêmes. Prenez l’exemple du commerce : on nous explique qu’il faut signer de nouveaux accords de libre-échange. Mais cela pourrait se solder par la ruine de dizaines de milliers d’agriculteurs en France. Comment défendre cela ? Le politique doit reprendre la main. Voilà le discours que nous devons tenir.
Ce langage vous paraît-il partagé par votre famille politique en son ensemble, notamment par les militants ?
Je le crois. Nous sommes une grande famille européenne. Moi le premier, j’ai beaucoup évolué dans ma perception de l’Union européenne. Je l’ai défendue, je me suis battu pour elle, mais je m’aperçois que les choses ne changent pas dans la bonne direction. À chaque fois, on nous impose un modèle sans qu’il ait été au préalable discuté, légitimé. Il est impératif de reconstruire un projet européen qui tienne la route et concerne directement les citoyens puis mettre en place un véritable contrôle démocratique, plus strict que celui qui existe aujourd’hui.
Avez-vous l’impression que les autres pays partagent cet avis ?
Aujourd’hui, faute de projet commun, il y a une bataille de projets nationaux, dans laquelle l’Allemagne a pris la main puisqu’elle a les meilleurs résultats économiques. Or, historiquement, l’Europe ne s’est jamais construite sur la base d’un modèle national qu’un État-membre aurait imposé aux autres.
Nous vivons un renversement très intéressant : pendant des années, les responsables politiques français ont fait croire à leurs concitoyens que l’Europe devait ressembler à une « grande France », dotée d’une administration pléthorique et d’un modèle social basé sur la redistribution. Aujourd’hui encore, François Hollande tente de vendre ce modèle. Il promet une grande Europe sociale, d’accord. Mais personne n’en veut, c’est tout le sujet. Le renversement qui est en train de s’opérer est très douloureux pour les Français : cette fois-ci, c’est au tour de Berlin de faire de l’Europe une « grande Allemagne », dont l’ouverture des frontières, le commerce et la réduction des déficits seraient l’alpha et l’oméga. Mais ça ne fonctionnera pas non plus. L’Europe ne pas être le décalque d’un projet national. Comment sortir de cette bataille ? Je vais vous surprendre : la solution n’est pas européenne mais nationale. La France doit retrouver des couleurs en matière de résultats économiques pour pouvoir discuter d’égal à égal avec l’Allemagne.
La construction européenne doit donc continuer à obéir à une logique intergouvernementale ?
Non, je veux dire que l’Europe est un champ de ruines, c’est un système qui tourne à vide, incapable de proposer des solutions à la crise et des perspectives aux peuples. Pas de vision, pas d’espoir, alors les populations qui souffrent voient leurs revenus diminuer et se replient sur elles-mêmes. La vie est de plus en plus difficile, et qu’apporte l’Europe comme solutions ? Rien.
Quelles vont être les prochaines décisions ? L’ouverture des frontières aux Bulgares et Roumains en 2014 et la signature d’accords de libre-échange avec le Canada, les États-Unis et le MERCOSUR. C’est ça nos solutions ? Plus de difficultés, moins d’emplois, plus de délocalisation ? Il faut mettre un coup d’arrêt à cette course folle d’une Europe qui ne sait pas où elle va. Comment ? En redonnant une impulsion politique, ce que la France ne peut faire avec des résultats économiques aussi faibles. Tant que la France ne s’est pas reconstruite, que son chômage ne baisse pas, que ses comptes publics ne se redressent pas, elle n’est pas audible.
Aujourd’hui, Monsieur Hollande n’est plus sur la photo, au contraire de Madame Merkel et Monsieur Cameron. Naturellement les lecteurs du Figaro et de Libération le voient encore, mais pas ceux du Financial Times, du Herald Tribune ou d’autres journaux internationaux. La voix de la France n’est plus respectée.
Faut-il encore attendre de l’Europe des décisions « keynésiennes », de type relance par les grands travaux ?
Cela n’arrivera pas, cessons de raconter des sornettes aux Français ! Il n’y aura pas de plan de relance, la position française est minoritaire. François Hollande avait promis que le budget de l’Union européenne augmenterait, résultat des courses : il diminue.
Prenons un exemple très concret : l’élevage, un secteur que je connais bien et qui connaît de grandes difficultés en matière de compétitivité. La solution miracle « à la française » est de redistribuer les aides de la PAC. On va prélever des subventions aux riches céréaliers – dans le meilleur des cas, 2 milliards d’euros – pour les redistribuer aux éleveurs. Soit dit en passant, je souhaite bien du courage à qui coupera une telle somme aux céréaliers, surtout si les cours évoluent à la baisse. Admettons. Cela ne représente que 50 euros par bovin. Quand j’ai mis en place le groupement d’exportation de la viande française, pour vendre nos produits au Japon ou en Turquie, nous avons généré un gain d’environ 450 euros par carcasse.
Le gouvernement promet de redistribuer, de faire jouer la générosité publique mais ce n’est qu’une misère. C’est en étant compétitif et en vendant des produits que l’argent rentre dans les caisses. Prenons un autre exemple : l’industrie automobile. Volkswagen a annoncé un bénéfice net record de 22 milliards d’euros de bénéfice, grâce notamment à ses ventes à l’étranger. Faut-il mieux exporter ou appliquer la prime à la casse à la française ?
Comment en est-on arrivé là ?
Les politiques en France ne veulent pas changer de logiciel. Or la dépense publique, l’État-providence tout puissant, c’est malheureusement fini. Pour améliorer la situation, faisons confiance aux entrepreneurs, à ceux qui prennent des risques, à la qualité du travail des ouvriers et des salariés. Voilà comment créer de la richesse.
Un cap très libéral en somme ?
Pas libéral. Je ne vous parle pas de déréguler le marché mais de faire confiance au talent de chaque Français.
Donc lorsque le gouvernement booste le crédit d’impôt recherche, il va dans le sens de ce que vous préconisez ?
Oui. Je suis très favorable au crédit d’impôt recherche. Il a été mis en place sous Lionel Jospin, développé par la droite, et il donne des résultats.
La question centrale est celle du rôle de l’État dans l’économie ? Est-il un pilote ? Ou lui revient-il de créer un environnement favorable ? Selon moi, lorsqu’il est aux commandes, il envoie l’avion dans le mur car il n’y connaît rien. En revanche, s’il pose un cadre encourageant et stable pour les entreprises, cela fonctionne. Il faut recentrer l’Etat sur ses fonctions régaliennes et lui donner les moyens de les exercer de la manière la plus efficace : défense, sécurité des citoyens, Education. Malheureusement, le gouvernement fait l’inverse. Prenez la discussion sur la TVA : aux entrepreneurs en travaux publics on dit un jour qu’elle restera fixée à 7 %, puis elle monte à 10 % et enfin à 12 %. Comment travailler dans ces conditions-là ? Redonnons aux créateurs, à chaque Français, la liberté nécessaire pour travailler correctement. La devise républicaine « liberté, égalité, fraternité » est de plus en plus déséquilibrée : on parle beaucoup d’égalité, la fraternité est mise de côté, et la liberté est devenue un gros mot.
Dans Jours de pouvoir, vous parlez du « triangle du pouvoir » (Sarkozy, Fillon, Copé). C’était il y a deux ans, autant dire un siècle ! Comment voyez-vous évoluer votre famille dans les mois à venir ?
Il nous faut entamer une reconstruction collective. Cela passe d’abord par un regard lucide sur ce que nous avons manqué dans l’exercice du pouvoir de 2002 à 2012. Honnêtement nous sommes aussi comptables de beaucoup de difficultés de la France, il ne faut pas l’oublier ou nous ne serons pas crédibles.
Est-ce que cela vous conduit à un mea culpa ?
Mea culpa n’est peut-être pas l’expression mais soyons réalistes : nous avons été dix ans au pouvoir, et si nous avions tout réussi, nous y serions encore.
Il nous faut parallèlement reconstruire une doctrine radicalement nouvelle. Si l’on continue à réemployer les mêmes concepts et à formuler les mêmes propositions, nous ne convaincrons pas les Français. Mais avant même de parler des questions économiques pourtant fondamentales, de recentrer l’État sur ses activités régaliennes et de rebâtir le projet européen, il faut refonder notre démocratie.
Quelles nouvelles pratiques démocratiques proposez-vous ?
Notre démocratie est redevenue une aristocratie, avec ses privilèges, ses statuts, ses modes de nominations archaïques. Connaissez-vous une autre république dans laquelle on nomme une ancienne candidate à l’élection présidentielle à la vice-présidence d’une banque d’investissement alors qu’elle n’y connaît rien ? Connaissez-vous un autre pays dans lequel on nomme un ancien ministre de la Culture âgé de plus de 70 ans à la tête d’un institut dans l’unique dessein de lui trouver une place ? Connaissez-vous un État dans lequel l’organe de régulation des médias audiovisuels est dirigé par l’ancien directeur de cabinet d’un ancien Premier ministre ? Le mélange des genres entre fonction politique et indépendance de la fonction publique est complet, et ce depuis des années. Mais le système est à bout. Est-ce normal qu’un haut fonctionnaire ne démissionne pas de la fonction publique lorsqu’il devient député ou sénateur ? Après mon élection, j’ai démissionné mais je suis malheureusement le seul à avoir été aussi loin. Je le regrette car j’estime que cette pratique doit s’imposer à tous.
Quelles ont été les réactions à cette démission ?
En province on m’en a félicité et à Paris on me l’a fortement déconseillé. C’est aussi simple que cela. C’est une transgression, mais elle va dans le sens d’une refondation de notre démocratie sur des principes clairs :
– interdire le cumul d’un mandat national et d’un mandat d’exécutif local ;
– réduire l’Assemblée nationale à 400 députés qui auront véritablement les moyens de contrôler correctement le gouvernement et de faire de vraies propositions ;
– limiter à trois mandats successifs la fonction de parlementaire, après tout le président de la République ne peut être élu que deux fois ;
– imposer à tout fonctionnaire élu à l’Assemblée nationale ou au Sénat de démissionner ;
Ces propositions relèvent du bon sens. Comment mettre l’entreprise, l’imagination, l’audace au centre de notre projet alors que 40 % des députés sont fonctionnaires ? Être élu donne-t-il le droit de devenir avocat alors que des étudiants travailler dur pendant des années pour exercer cette profession ? Comment faire émerger de nouvelles têtes sans interdire le cumul des mandats ? Tant que ce travail sur les élites n’aura pas été fait, le politique restera inaudible.
Une assemblée de 400 élus au mandat unique ne risque-t-elle pas de réveiller l’opposition entre Paris et les régions ?
Il faut être de très mauvaise foi pour penser qu’un député ne garde pas de contact avec le terrain. Le non-cumul n’oblige pas à se couper du terrain.
L’Histoire française est un perpétuel balancier entre l’abolition des privilèges et leur reconstruction. Or, selon moi, après avoir mis à bas les avantages et les faveurs, nous les avons reconstruits méthodiquement les uns après les autres. Aujourd’hui le mouvement doit s’inverser.