Lancée à la rentrée scolaire, l’idée séduit neuf Français sur dix selon les sondages. Pourtant son contenu demeure très vague : “La morale laïque, c’est comprendre ce qui est juste, distinguer le bien du mal, c’est aussi des devoirs autant que des droits, des vertus et, surtout, des valeurs.” explique, tant bien que mal, Vincent Peillon dans une interview au JDD (1er septembre 2012).
Depuis octobre, trois “sages” tentent donc de donner corps à cette morale et imaginent la forme et l’évaluation de son enseignement. Le ministre a confié ce travail à Alain Bergounioux, inspecteur de l’Éducation nationale, historien reconnu et spécialiste des questions d’éducation au Parti socialiste, Rémy Schwartz, conseiller d’État et rapporteur général de la commission “Stasi” sur la laïcité en 2003, et Laurence Loeffel professeure des universités en Sciences de l’éducation avec qui il partage un intérêt pour Ferdinand Buisson (1841-1932), inventeur du terme “laïcité” et de l’expression “morale laïque”. Tous deux lui ont d’ailleurs consacré un ouvrage, elle en 1999, lui en 2010.
L’héritage de Ferdinand Buisson
En attendant les conclusions des trois penseurs, c’est donc à ce proche de Jules Ferry (avec qui il a mis en place dans les années 1880 l’école gratuite, obligatoire et laïque) qu’il faut “demander” plus de précisions. Protestant libéral, philosophe et éducateur, prix Nobel de la Paix en 1927, Ferdinand Buisson fut le président de la commission parlementaire qui rédige le texte de la loi de séparation des Églises et de l’État. Il coordonna et dirigea par ailleurs le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, considéré comme la “bible” de l’école laïque et républicaine.
Selon Buisson, il existe bien une science morale positive, constituée de principes, et indépendante de la religion. Ce corpus de règles et de valeurs communes est susceptible d’être enseigné et pratiqué indépendamment des commandements de la foi mais avec un caractère de certitude suffisant pour s’imposer à tous, sans risquer de heurter les convictions particulières. Voici l’essence de la “morale laïque”.
Elle a en ce temps-là un double objectif : d’abord suppléer la morale religieuse, et principalement catholique, ou du moins l’accompagner, pour diminuer la force de l’Église qui a lutté aux côté des rois et des empereurs contre la République tout au long du XIXe siècle. Ensuite, asseoir la IIIe République et ses principes, issus de la Révolution française, en formant les futurs citoyens.
Enseignée à l’école, elle consiste en l’éveil des consciences des enfants et est constituée par les vérités universelles de morale. Adogmatique par nature, la morale laïque est définie comme devant être respectueuse de la liberté de conscience individuelle. Vincent Peillon et François Hollande se rapprochent sur ce point de Buisson : “[la morale laïque], ce n’est pas vouloir enrégimenter, imposer des dogmes, une orthodoxie, une raison d’État : c’est l’inverse. C’est permettre à chacun de construire sa vie en liberté dans le respect de celle de tous les autres” développe le président de la République dans un discours à La Sorbonne le 9 octobre 2012, suite à la concertation sur l’École.
Mission impossible ?
“Il existe aussi une “laïcité intérieure” c’est-à-dire un rapport à soi qui est un art de l’interrogation et de la liberté. La laïcité consiste à faire un effort pour raisonner, considérer que tout ne se vaut pas, qu’un raisonnement ce n’est pas une opinion. Le jugement cela s’apprend ”, précise le ministre dans son entretien avec le JDD. Mais le propos révèle toute la contradiction du projet de Vincent Peillon. Si la morale est enseignée, et non découverte par l’élève lui-même, comme le fruit de sa conscience, alors on ne peut pas évoquer de liberté. Il s’agit bien de dogmes, quand bien même seraient-ils républicains et relèveraient-ils d’un supposé socle commun. On ne peut à la fois vouloir que chacun se fonde sur sa propre conscience, acquière une totale indépendance d’esprit, et désirer que tous ces individus, délivrés de leurs jougs, deviennent des soldats de la République.
Laisser de la liberté aux individus dans leurs conceptions, c’est accepter le désaccord complet et persistant des individus entre eux, à l’intérieur même de la République ; c’est autoriser les débats et discussions, les prises de positions radicales, y compris celle qui remettent en cause l’autorité et les institutions.
Philosophie spécialiste des questions de morale et directeur de recherche au CNRS, Ruwen Ogien, est très critique à l’égard de la proposition du gouvernement (Libération, septembre 2012) : “depuis un siècle, en effet, tous les ministres de l’Éducation nationale, de droite comme de gauche, ont eu le projet pompeux de faire revenir la morale à l’école, sauf pendant une courte période qui a suivi Mai 68. Mais tous ont échoué pour des raisons qui n’ont rien d’accidentelles. C’est un projet autoritaire, complètement inadapté dans sa forme à l’évolution de nos sociétés, et confus du point de vue du contenu philosophique.”
Ferdinand Buisson lui-même a échoué, de son propre aveu. Le contexte historique est en partie responsable : l’Église catholique a pesé de tout son poids pour que les instituteurs renoncent à cet enseignement, tandis que le régime républicain s’est enfoncé dans l’anti-religion, alors que l’idée d’un Dieu est l’un des fondements de la morale laïque selon le philosophe protestant. Mais surtout, le socle de valeurs communes est extrêmement difficile à définir, rendant quasiment impossible la définition d’un enseignement cohérent. Or Vincent Peillon, spécialiste des penseurs républicains du XIXe siècle ne peut l’ignorer.
A quoi sert l’enseignement de la morale laïque ?
Pour le ministre, il ne s’agit pas de faire face à l’Église catholique, comme Buisson en son temps, mais à la montée de l’extrémisme religieux, notamment en milieu scolaire. Vincent Peillon le confirme dans le JDD : “si ces questions ne sont pas posées, réfléchies, enseignées à l’école, elles le sont ailleurs par les marchands et par les intégristes de toutes sortes. Si la République ne dit pas quelle est sa vision de ce que sont les vertus et les vices, le bien et le mal, le juste et l’injuste, d’autres le font à sa place”.
La morale laïque a alors pour but de diffuser des valeurs qui supplanteraient les différences confessionnelles ; elle devrait faire en sorte que les enfants adhèrent aux dogmes de la République et à ses valeurs – supposées universelles – avant d’adhérer aux dogmes de leur foi, pour permettre la vie en commun et une tolérance absolue entre les enfants. Une nouvelle fois, la laïcité est donc dressée comme un mur face aux Religions.
Toujours dans Libération, Ruwen Ogien exprime sa préoccupation sur le fait que ce projet “dépasse les clivages politiques ”. Or poursuit le philosophe, “il repose sur une idée profondément conservatrice : le principal problème qui se poserait à nos sociétés ne serait pas l’existence d’un système économique et social profondément injuste, mais l’effondrement des valeurs morales.”
Aujourd’hui, le gouvernement semble vouloir faire face à l’éclatement de la nation française – aussi bien religieux qu’économique et social – par le biais de l’enseignement de la morale laïque, qui permettrait de rassembler tous les futurs citoyens sous les mêmes valeurs universelles. Mais dès lors que la morale laïque est conçue comme devant promouvoir la liberté de conscience (et cela semble bien être le cas dans l’esprit du gouvernement), elle ne peut aller dans le sens de la construction d’une unité et de valeurs communes nationales. Vincent Peillon et François Hollande proposent de mettre la morale laïque au service de l’idéal républicain d’égalité et de vivre-ensemble. C’est oublier que pour d’autres, elle ne peut être qu’au service de l’individu.
Par Louise Ferté et Louis le Bris