La France est un vieux pays. Autour de la discussion d’un texte législatif peuvent ainsi ressurgir de vieilles références. C’est sans doute ce que l’on appelle les bégaiements de l’Histoire. “Nuit debout” et les “casseurs” ont fait, assez vaguement, penser à Mai 68. La “fronde” des députés PS a évoqué une réalité plus lointaine, celle de la grande révolte nobiliaire du début du règne de Louis XIV qui marqua tellement le jeune souverain qu’elle l’inclina à l’absolutisme. En vertu du dicton voulant que l’on ne juge l’arbre qu’à ses fruits, il est en effet permis de remarquer que les fièvres politiques aboutissent bien souvent au contraire du but recherché par ceux qui les ont provoquées ou entretenues. Ainsi en fut-il de la première et à ce jour unique “motion de censure” couronnée de succès à l’encontre d’un gouvernement de la Ve République. Le 4 Octobre 1962, le Premier ministre Georges Pompidou était en effet “renversé” selon la terminologie en usage sous la IVe, dont l’effacement n’était, il est vrai, vieux que de quatre ans seulement. La France avait cependant changé de régime et les “frondeurs” de l’époque, renvoyés devant leurs électeurs par le général de Gaulle s’en aperçurent très vite.
La réalité et les épreuves changent les majorités politiques. En 1936, les électeurs qui avaient par leurs suffrages permis l’accession du Front populaire au pouvoir ne se doutaient pas que cette même “chambre”, mélangée au Sénat et privée des élus communistes interdits à cause du pacte germano-soviétique, voterait les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain le 10 juillet 1940. Seuls quatre-vingt parlementaires “sauvèrent l’honneur” pour diverses raisons en refusant de s’associer à une décision collective revenant à instituer
– la suite hélas le prouva – un régime dictatorial inféodé à l’idéologie nazie de l’occupant allemand. En 1958, dans un contexte lourd mais tout de même moins tragique pour ce qui concernait la métropole, la question algérienne conduisait à faire appel au général de Gaulle, à changer la Constitution et à constituer une majorité destinée à soutenir l’instauration d’une démocratie fondée sur “un parlementarisme rationnalisé” selon l’expression du professeur de droit Maurice Duverger. Les électeurs envoyèrent donc siéger au Palais-Bourbon, en majorité, des députés favorables à l’action du fondateur de la Ve. Un parti gaulliste, l’UNR, vit le jour car, tout en étant hostile “au régime des partis”, le général de Gaulle avait tout de même besoin d’une structure d’accueil pour ses partisans les plus nets, les autres se partageant entre réel soutien, approbation tiède et hostilité franche. Mais cet équilibre savant se rompit dès 1962 pour de nombreuses raisons. A l’intérieur même du camp gaulliste, certains ne comprirent pas l’attitude du général de Gaulle qui, dans un virage brutal, après avoir laissé entendre que l’Algérie pourrait rester dans le camp français était devenu, sous la pression des événements et dans un contexte mondial favorable à l’émancipation des colonies, un partisan résolu de l’indépendance des départements français situés de l’autre côté de la Méditerranée. Il en résulta une tragédie humaine, avec l’exode de près d’un million de pieds-noirs et de musulmans favorables à la France, ainsi que le massacre des harkis, supplétifs de l’armée française. Le général de Gaulle, au grand dépit de ses soutiens démocrates-chrétiens favorables à la construction européenne, se déclara également hostile à toute idée d’Europe fédérale, ce qui entraîna la démission de plusieurs ministres. Pour mieux affirmer son autorité, enfin, il changeade Premier ministre en appelant à Matignon, un non-parlementaire issu de la banque Rothschild, Georges Pompidou, pour remplacer le gaulliste historique Michel Debré. C’était beaucoup pour les députés qui, même parmi les plus confiants en l’aura gaullienne, retrouvèrent dans l’hémicycle, pour la première fois depuis l’instauration de la République, un chef de gouvernement qui n’avait jamais été élu,flanqué de quelques ministres exemptés également – à l’époque – de toute onction par les urnes, à l’image des emblématiques André Malraux et Maurice Couve de Murville.
Contourner le Parlement
La goutte d’eau qui fit déborder le vase fut la procédure utilisée par le général de Gaulle pour imposer une réforme à laquelle il tenait beaucoup : l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel qui lui avait été inspirée, dit-on, au constat des attentats perpétrés contre
sa personne par les activistes de l’Algérie française. Ne voulant pas de “vice-président” à l’américaine, le chef de l’Etat pensait que la plus haute fonction de l’Exécutif ne pouvait être assumée qu’après “la rencontre d’un homme et d’un peuple”. Elu lui-même au départ par un “collège de notables” selon un mode de désignation prévu par la nouvelle Constitution mais qui ne servit qu’une fois, il souhaitait que les règles changent et que les choses aillent vite. Il a donc recherché l’assentiment direct des Français par référendum
en contournant la lourde procédure de révision contraignant notamment à un vote de deux assemblées réunies en Congrès, après adoption par chacune d’une résolution en termes identiques. Le tollé fut magistral. Lors d’un congrès du parti radical, le président du Sénat
Gaston Monnerville parla de “forfaiture”. La plupart des juristes, les membres du Conseil d’Etat et, semble-t-il, du conseil constitutionnel – dont l’avis resta secret – se déclarèrent défavorables à la méthode. Il ne restait plus à Georges Pompidou, encore jeune dans la fonction (nous étions en octobre et il avait été nommé en avril) qu’à affronter l’Assemblée. Il le fit à sa manière, à laquelle on ne prêta pas beaucoup d’attention sur le moment, alors qu’elle révélait déjà le fin politique. A la tribune, il s’acquitta de sa mission par une déclaration nette et précise qui ne laissait pas deviner la moindre désobéissance face au dessein élyséen. Dans la coulisse, il exhorta et s’arrangea pour que c le chef de l’Etat à plus de souplesse et s’arrangea pour que cela se sache, grâce à des relais dans la presse écrite notamment. Il avait entrevu qu’une motion de censure le mettant en minorité serait perçue, derrière le camouflet parlementaire infligé au général de Gaulle, comme l’échec personnel de son Premier ministre. Rien n’infléchit cependant la volonté du fondateur de la Ve et, dans deux allocutions relayées par la radio-télévision, le président de la République fit bien comprendre que, par le référendum, le peuple déciderait et non les parlementaires. D’où l’accusation de “plébiscite bonapartiste” en référence à Napoléon III qui rétablit l’Empire et mit à bas la République après avoir fait ratifier un coup d’Etat par référendum…
Initiée par la SFIO (ancêtre du PS), le MRP et les Indépendants, la motion de censure fut votée par 280 députés, sur 480. Parmi eux, la gauche, les radicaux, les démocrates-chrétiens du MRP et même quatre UNR ! Il a été donc été ainsi démontré que l’on pouvait, sous la Ve, “renverser” un gouvernement. Mais la démonstration est restée en réalité toute théorique. Car la Constitution offrait d’autres armes au chef de l’Etat. Le général de Gaulle, au lieu de consulter une personnalité parlementaire pour lui demander de former un
nouveau gouvernement – ainsi que l’aurait fait un président de la IVe – a usé de son droit de dissolution et engagé de cette façon la France politique dans une double campagne : celle du référendum et celle des législatives. Ainsi s’instaura, dans une inévitable cacophonie, une grande discussion – la dernière de cette envergure à notre connaissance – entre tenants du primat présidentiel et défenseurs de la République parlementaire. Les premiers l’emportèrent largement. Non seulement le référendum fut gagné mais les législatives marquèrent la déroute des orateurs les plus virulents en faveur de la motion de censure. Commencée le 4 octobre par sa mise en minorité, la crise s’achève le 5 décembre pour Georges Pompidou, resté très calme dans la tempête. Le chef de l’Etat lui demande de former un nouveau gouvernement. Il va pouvoir reprendre le fil d’une carrière qui le mènera à la magistrature suprême. Quant à l’élection du président de la République au suffrage universel, il est sans doute inutile de rappeler à quel point les Français y sont aujourd’hui attachés.
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