Il y a dix ans, la Turquie était pressentie pour intégrer l’Union européenne. Aujourd’hui, cela paraît inimaginable. Pourquoi ?
A l’arrivée au pouvoir de l’AKP, une partie de la frange libérale de la société l’a soutenu bien que ce parti soit issu d’une mouvance islamiste parce qu’il tenait un discours pro-européen, une première dans l’histoire de notre pays. Entre 2002 et 2007, se sont succédé plusieurs paquets de démocratisation afin de faciliter l’adaptation du système turc aux critères européens, avec des changements constitutionnels, une modification des systèmes électoral ou judiciaire. Il y avait de l’espoir des deux côtés. Toutes ces mesures, après 2007, ont d’ailleurs été détricotées une par une par l’AKP. On est donc revenu en arrière. Jusqu’à 2007, il y avait une possibilité d’intégration de la Turquie. L’Union européenne a joué un jeu très dangereux en refusant constamment les demandes répétées de la Turquie, en la mettant à l’index de l’européanisation et en faisant en quelque sorte le jeu de l’AKP. Le parti de M. Erdogan a par exemple utilisé la question de la liberté mise en avant par l’Europe pour servir ses propres intérêts, comme par exemple la liberté religieuse, dont l’AKP fait surtout profiter les musulmans sunnites.
A partir du moment où l’AKP a pu avoir l’ensemble du pouvoir, et pas seulement le gouvernement, et qu’il n’avait donc plus besoin de l’Union européenne, il lui a tourné le dos pour caresser le projet de devenir un leader régional, une ambition qui a échoué d’ailleurs. On est donc arrivés aujourd’hui au point que ni en Europe occidentale, ni en Europe de l’Est, ni même en Turquie, on ne parle plus d’intégration européenne. Nous avons raté une occasion extraordinaire dans les années 2000. L’Europe a sans conteste une part de responsabilité dans cet échec, avec ses tergiversations. Toutes ces discussions sur l’approfondissement ou l’élargissement, les crises économiques successives et la frilosité identitaire si j’ose dire, voire discriminatoire, à l’égard d’une population dite musulmane…Tout cela a fait que cette intégration, ce rapprochement amorcé dans les années 2000 n’a pu aboutir et nous avons obtenu l’inverse de ce que nous voulions, aussi bien en Europe qu’en Turquie.
Quels étaient les blocages, les points de tension ?
Certains sujets qui ont été mis en avant pour s’opposer à l’entrée de la Turquie en Europe, comme la pratique du pouvoir par l’AKP ou les entraves à la liberté de la presse, existaient aussi en Hongrie avant son accession à l’UE, mais également en Roumanie ou en Bulgarie. Et même auparavant, en Espagne. L’idée de l’intégration européenne à l’époque consistait justement à impulser des changements démocratiques à travers l’inclusion d’un Etat dans l’Europe. Or, l’Europe a choisi, dans le cas de la Turquie et pour des raisons identitaires selon moi, d’emprunter le chemin inverse : réglez d’abord vos problèmes et ensuite nous vous accueillerons en notre sein. Alors que ce n’est pas la démarche adopté pour l’ensemble de l’élargissement depuis le début, et y compris pour la Grèce qui a intégré l’Europe en 1981 au sortir de la dictature des colonels. Et aujourd’hui, la Hongrie, pourtant membre de l’Union européenne, est sous la coupe du régime de Viktor Orban. On aurait pu avoir le raisonnement inverse, accompagner la Turquie dans son processus de démocratisation. On aurait au moins pu leur donner l’espoir d’une entrée dans l’Union européenne un jour. Même cet espoir n’a pas été accordé à la Turquie. Chaque fois que la question était posée, on proposait un référendum ou on préférait parler de relation privilégiée. Cette humiliation constante a beaucoup servi les intérêts de l’AKP, qui a construit son discours d’altérité vis à vis de l’Europe sur cette attitude, qui permettait d’illustrer son opposition identitaire à l’Europe. Et aujourd’hui, la question ne se pose plus malheureusement.
Pourtant, une partie des Turcs est extrêmement européanisée, notamment la bourgeoisie des grandes villes et des villes moyennes. Cette couche-là de la société a soutenu l’européanisation et l’accès de la Turquie à l’Europe et elle n’était pas seule d’ailleurs. Voilà l’originalité de la situation du pays dans les années 2000. L’ensemble des minorités oppressées de Turquie ont vu dans l’européanisation un moyen d’atteindre l’égalité et d’entrer dans une démocratie libérale. Or, l’Europe et la Turquie ont repoussé ces attentes. Aujourd’hui, la partie nationaliste et islamiste du pouvoir n’est pas ou plus contre l’Europe, cela n’est plus à l’ordre du jour, contrairement à la fin des années 2000. A l’époque, quand l’Union européenne préparait des rapports d’avancement, cela faisait la Une des journaux alors qu’aujourd’hui, il n’y a même pas un entrefilet dans la presse. Peut-être que ce n’était pas le bon moment mais imaginons que la question se pose maintenant, avec la crise des réfugiés et la guerre en Syrie ou en 1992, juste après la fin de l’URSS. A chaque période historique, ce n’était pas le bon moment. A la fin des années 2000, l’Europe a raté l’ occasion de prendre la Turquie par la main et de l’accompagner dans son processus de démocratisation.
Cela traduisait-il une volonté d’arrimer un peu plus la Turquie dans le Moyen-Orient et un peu moins en Europe ?
Plus que de simplement se rattacher au monde musulman, le projet hégémonique de l’AKP consistait à prendre le leadership du Moyen-Orient et du monde musulman. La Turquie de Recep Tayyip Erdogan a soutenu les mouvements proches des Frères musulmans avec pour résultat un échec total, que ce soit en Egypte, en Syrie ou en Tunisie. Pour ce faire, pour devenir le leader du monde musulman, la Turquie a perdu non seulement le soutien de l’Europe mais aussi cet élan de démocratisation impulsé par l’Europe elle-même qui jouait alors le rôle de la carotte et du bâton. Mais le régime d’Ankara n’est pas parvenu à ses fins dans la mesure où il s’est embourbé dans une guerre en Syrie, avec un champ de bataille que se partagent trois forces combattantes, toutes trois considérées comme ennemies par Ankara. Voilà une situation extraordinaire et l’aboutissement d’erreurs stratégiques. La Turquie d’Erdogan est opposée à la fois au régime de Bachar Al-Assad, aux partisans kurdes qui combattent l’Etat islamique et se retrouve également obligée de combattre Daech alors qu’elle l’avait soutenu dans un premier temps, du moins indirectement. Ces erreurs de politique étrangère mais aussi les tergiversations de l’Union européenne confirment que nous avons raté une occasion extraordinaire à la fin des années 2000.