Des élections législatives vont avoir lieu le 1er novembre en Turquie, faute d’avoir su dégager une majorité absolue pour l’AKP, le parti sortant. N’est-ce pas un pari risqué pour l’AKP, qui pourrait se retrouver encore plus fragilisé ?
Il s’agit bien sûr d’un pari, qui plus est risqué. Ces élections du 7 juin représentent un hold-up extraordinaire. Pour la première fois, les électeurs de Turquie ont voté légalement pour élire une assemblée dont la légitimité n’est contestée par personne. Et depuis le 7 juin, cette assemblée n’a pas pu fonctionner à cause d’une volonté venue d’en haut qui a empêché son fonctionnement et a donc kidnappé la volonté nationale. Deuxième problème : le 20 juillet 2015, un mois après les élection, un attentat à Suruç, qui a fait 39 morts, a entrainé une montée des violences, surtout ethniques. En représailles, l’attaque programmée contre l’Etat islamique a été immédiatement déviée vers les Kurdes du nord de l’Irak et même ceux à l’intérieur de la Turquie. Cet embrasement de la violence a crée une situation oubliée en Turquie après les années 1990, à savoir un état de guerre. Certaines villes sont sous contrôle de l’armée, on a assisté à des attaques du PKK, l’armée turque a commis des exactions. Nous vivons une véritable atmosphère de guerre civile.
Dans ces conditions, aller aux élections le 1er novembre et pouvoir prétendre prédire le résultat est quasiment impossible car le pouvoir, illégitime maintenant depuis les élections, veut qu’il y ait un climat d’insécurité pour pouvoir en profiter. Mais ce climat de peur créé de toutes pièces pour augmenter les voix de l’AKP en provoquant une réaction nationaliste est peut-être en train de se retourner contre lui. Les Kurdes ont en effet toujours voté pour l’AKP, même aux élections de juin 2015 et maintenant ce parti, pour pouvoir gagner quelques milliers de voix nationalistes, a perdu totalement les voix de cette minorité ethnique. On retrouve une altérité ethnique très dangereuse pour la Turquie, en voie de démocratisation dans les années 2000 et qui se retourne désormais vers un régime plus autoritaire avec des mesures sécuritaires. Cette incertitude concerne la Turquie mais aussi l’Europe à sa frontière la plus orientale. Il s’agit donc d’un pari risqué pour tout le monde, pas uniquement pour la Turquie.
Le résultat de juin aux législatives est-il le signe d’une usure du pouvoir pour Erdogan et les islamo-convervateurs de l’AKP ?
Cette usure du pouvoir est évidente et aurait pu être considérée comme normale. Il aurait pu y avoir un changement, non pas de régime mais de gouvernement, à l’occasion des élections du 7 juin. Ce qui n’a pas été le cas. Cette demande de plus de démocratie, de plus de liberté, a commencé en juin 2013 avec le mouvement de Gezi. Avec cette mobilisation, on a assisté à la construction d’une formation politique englobant l’ensemble des problèmes sociétaux et identitaires de Turquie, le HDP, le Parti de la démocratie et du peuple. Ce parti a dépassé le seuil, le barrage inacceptable de 10%, remportant 13% des suffrages aux élections de juin dernier et empêchant donc l’AKP de gouverner tout seul. Cette usure du pouvoir, en d’autres circonstances, en Turquie et ailleurs, aurait donc été acceptée par les gouvernements en passant la main ou en formant des coalitions. Mais à l’heure actuelle en Turquie, l’AKP veut toujours rester seul au pouvoir, d’abord légitimement avec un gouvernement de transition ensuite avec un gouvernement d’élection et enfin un gouvernement minoritaire après des élections. On peut se demander pourquoi. Pourquoi un gouvernement élu démocratiquement et dont la légitimité n’est pas contestée, ne peut pas accepter de partager le pouvoir à la fois avec d’autres formations politiques mais aussi avec le peuple ? La réponse est difficile. Selon moi, dès que le pouvoir sera perdu, toutes les affaires, tous les scandales de corruption, de provocation, de violence, les déclarations de guerre de l’AKP, remonteront à la surface. D’où une volonté de s’accaparer le pouvoir pour éviter d’avoir à rendre des comptes. Il y a donc une usure du pouvoir mais surtout une accaparement.
Lorsque la Turquie a connu un passage aux élections pluripartites en 1945, aux élections de 1950, le parti au pouvoir qui avait fondé la République et était surtout composé de militaires, et considérait donc que la Turquie leur appartenait, même ce parti-là n’a pas voulu accaparer le pouvoir. Il a accepté de le rendre et a attendu dix ans, jusqu’en 1962, pour revenir aux affaires. La Turquie a donc une expérience de l’alternance du pouvoir, que le régime actuel n’accepte pas. Voilà le plus dangereux. « Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument », disait Lors Acton. Depuis les élections de 2007 mais surtout depuis 2011, nous sommes entrés dans un régime en Turquie non seulement de pouvoir absolu mais qui englobe l’ensemble des pans de la société, des médias jusqu’à l’armée, des forces économiques aux centrales syndicales, de la société civile jusqu’à la politique, du pouvoir législatif jusqu’au gouvernement, de la justice jusqu’à la présidence. Ce monopole du pouvoir a corrompu l’AKP, lui a fait commettre des erreurs, individuelles mais aussi collectives, des erreurs extraordinaires. Au point que désormais une remise de pouvoir à une autre formation équivaudrait à des procès et des comptes à rendre, ce que l’AKP ne peut accepter.
D’après les analystes, Erdogan pourrait faire jouer le sentiment nationaliste alors que la guérilla kurde redouble d’activité. Quel est l’état des forces politiques turques aujourd’hui ?
Aujourd’hui, l’éventail politique en Turquie est divisé en quatre mouvements, dont trois traditionnels. Le quatrième n’est autre que le nouvel arrivant, le HDP. Au pouvoir, le mouvement de l’AKP, issu de l’islam politique, s’est transformé peu à peu en en un mouvement nationaliste et ultra-libéral et ouverture islamiste. En face, il existe la principale formation d’opposition, le parti kémaliste séculier qui a toujours ses réflexes nationalistes, surtout face aux Kurdes, mais qui a tenté de s’ouvrir, de se démocratiser et de se moderniser ces dernières années. Deuxième forme d’opposition face à l’AKP, l’opposition purement nationaliste, équivalent de l’extrême droite occidentale, joue un rôle assez ambigu en soutenant toutes les initiatives de l’AKP tout en empêchant la formation d’un gouvernement de coalition. Et enfin, cette nouvelle force partie du mouvement kurde mais qui a su agréger toutes les forces démocratiques de Turquie, les défenseurs des droits de l’Homme, des droits des LGBT, les féministes, les écologistes, les défenseurs des minorités, la gauche aussi bien socialiste que libérale, le HDP, qui vient de dépasser les 13%.
Malheureusement, cette quatrième force, la seule qui pourrait combattre l’AKP, est aujourd’hui prise en tenaille, d’un côté par la propagande nationaliste du pouvoir et de l’autre par la frange dure du PKK, des combattants qui jouent très bien leur rôle face au pouvoir turc en commettant des actes de violence, à tel point qu’ils décrédibilisent le mouvement HDP, lequel devient inaudible. Les appels à la paix de la part de HDP envers les deux côtés, à la fois le gouvernement turc et le PKK, sont passés sous silence. L’AKP veut pousser le HDP en dessous du seuil de 10% et pouvoir s’agréger les voix qui ne pourront se reporter sur le HDP. Ces quatre forces politiques en Turquie sont en train de monter une concurrence, d’un côté les trois partis nationalistes, le MHP islamo-nationaliste, et le CHP, kémaliste mais en voie de démocratisation. Et de l’autre côté, le HDP, qui agrège les Kurdes et les défenseurs des droits de l’Homme. Mais les Kurdes sont poussés vers la violence et l’AKP joue ce jeu-là avec eux en rendant difficile la compréhension du message du HDP. Le seuil pour les suffrages en Turquie est l’un des plus hauts en Europe : pour obtenir une représentation au parlement, il faut remporter 10% des voix au niveau national ; sur l’ensemble du territoire. Le HDP a obtenu 13% des voix, envoyant 80 députés à l’Assemblée, déjouant ainsi les plans de l’AKP. D’où le climat de guerre qui règne aujourd’hui.