Vous avez récemment salué la décision de François Hollande de procéder à des vols de reconnaissance au-dessus de la Syrie, préalable à des frappes aériennes. La politique de la France évolue-t-elle dans le bon sens en Syrie ? Que faudrait-il faire ?
Il est certain que l’on ne peut laisser se poursuivre l’installation de Daesh dans le paysage en Syrie et en Irak. On ne peut pas se satisfaire de cette situation qui met en péril notre propre sécurité, nos concitoyens commencent à s’en rendre compte. Ces foyers de déstabilisation, de terrorisme, de développement de l’islamisme radical représentent une menace majeure dans le pourtour méditerranéen : donc à notre porte.
Néanmoins, nous sommes traversés par un souci de prudence. L’Irak est la démonstration qu’une intervention intempestive qui ne pèse pas tous les tenants et les aboutissants en termes d’intervention terrestre occidentale, avec la question de savoir ce qui se passe après, n’est pas forcément la bonne réponse. Il ne s’agit pas non plus d’être va-t-en guerre. Je fais partie de ceux qui pensent qu’une intervention terrestre pour stopper le développement de Daesh, entre autres actions ne peut être le fait que de forces régionales ou en tout cas, ne peut se faire que dans le cadre d’un accord de la communauté internationale, sous le couvert des Nations-Unies, avec les forces régionales. Qui sont-elles ? D’abord les voisins, à commencer par l’Iran, désormais réintroduit sur la scène internationale depuis les accords sur le nucléaire. Mais aussi la Turquie et ses 900 kilomètres de frontière commune avec la Syrie. Elle se situe encore dans une position difficile, peut-être liée à la période électorale et aux crispations anti-kurdes mais reste un acteur incontournable. Sans oublier le monde sunnite, ce qui ne va pas dire pour autant qu’ils interviendront, au vu de leurs divisions et de leur engagement au Yémen.
L’intervention, le jour où elle arrivera, devra s’opérer avec le soutien des puissances occidentales, dont la France, qui s’est engagée dans cette démarche de frappe. La caractéristique de notre pays est d’être le seul Etat européen capable de s’impliquer sans le faire de manière intempestive ou en se substituant aux puissances régionales. Tout le monde est conscient de la lourde part de responsabilités du régime syrien. Mais le principe de réalité commande qu’on ne puisse pas faire comme s’il n’existait pas, comme s’il était hors-jeu. Si l’objectif prioritaire est de combattre Daesh, un dialogue doit s’initier avec le régime de Bachar al-Assad, quitte à envisager ensuite des transitions. La Russie, acteur incontournable dans la région, l’a bien compris. La session des Nations-Unies qui s’ouvre dans quelques jours sera l’occasion de discussions sur le meilleur moyen de se coaliser contre l’extension de Daesh. L’Europe doit y prendre toute sa part, mais surtout la France, étant membre du Conseil de sécurité ainsi qu’une puissance nucléaire et militaire. Même si j’ai bien conscience qu’on ne trouvera pas une solution facilement. On ne va pas réconcilier du jour au lendemain des ennemis ancestraux, les intérêts sont parfois contradictoires sur le terrain et des ambigüités par rapport à Daesh existent chez certains.
Vous avez participé en août dernier à la création de l’association des Amis de Taïwan. Vous avez également rencontré le président de la République de Chine. Etes-vous un défenseur des relations bilatérales avec le continent asiatique ? Pourquoi cette région du monde en particulier ?
Je suis, comme beaucoup de responsables français, un ami de la Chine. Je pense que le dialogue avec cette puissance plus qu’émergente est essentiel. Taïwan possède une spécificité, elle représente « l’autre Chine » née de l’Histoire mais aujourd’hui en relations, sinon diplomatiques officielles, du moins économiques, avec le continent. Les flux commerciaux et touristiques comme les liaisons aériennes ont crû de façon formidable depuis vingt ans. Plus de 4 millions de touristes chinois continentaux se rendent à Taïwan chaque année. Le million d’entreprises taïwanaises présentes en Chine continentale y emploie 23 millions de personnes, soit l’équivalent de la population de Taïwan. Les deux Chines ne sont plus dans une situation de conflit aigu. Malgré les désaccords, de vrais échanges existent.
Je crois beaucoup en la qualité de cette relation car il s’agit d’un pays en pointe au niveau technologique, scientifique, universitaire et avec beaucoup de convergences structurelles possibles avec la France et ses régions. J’ai donc annoncé la création en janvier prochain, en accord avec un certain nombre de collègues élus et de responsables économiques, d’une association des amis de Taïwan. Elle verra le jour après les élections présidentielles de 2016. La France y est certes plus présente qu’il y a dix ans, mais moins que l’Allemagne par exemple. On a un potentiel important de développement, et d’ailleurs les Taïwanais souhaitent cette coopération, que ce soit en matière économique, universitaire, culturelle, d’échanges en tout genre. L’association, plus large qu’un simple groupe d’amitié parlementaire dans sa vocation, poursuit cet objectif.
En 1974, quand vous êtes devenu secrétaire des Jeunesses socialistes du Haut-Rhin, vous étiez présenté comme proche de Jean-Pierre Chevènement, à l’aile gauche du PS. Vous avez quitté le PS en 2007 pour devenir une personnalité d’ouverture du premier gouvernement Fillon. Vous avez ensuite été élu sous l’étiquette UDI au Sénat en 2014. Quelle est la cohérence, le fil rouge de votre parcours politique ?
Ma trajectoire est le contraire d’un parcours opportuniste. Si vous regardez sur le long terme, je me suis engagé en politique il y a 45 ans à l’âge de 20 ans. J’ai adhéré au PS à 23 ans. J’ai passé 34 ans au PS et j’y ai effectué toute ma carrière politique avec des hauts – comme quand j’ai été ministre de Mitterrand – et des bas. Chaque fois que la gauche a perdu les élections – moi, socialiste dans une région de droite, j’ai perdu mon mandat de député – je suis allé au combat même quand la situation s’avérait très difficile.
Lorsque l’on a des convictions, selon les cas, on gagne ou on perd. J’ai été proche de Chevènement pendant près d’une vingtaine d’années, je suis resté ami avec lui avant de m’en éloigner sur les enjeux européens. Je suis un européen comme il y en avait beaucoup au PS, à commencer par François Mitterrand. Je suis d’ailleurs un des fondateurs du Club témoin avec Jacques Delors à l’époque, mais aussi Martine Aubry, Jean-Yves Le Drian, François Hollande et Ségolène Royal.
Et puis, à partir des années 1995-1996, j’ai incarné la sensibilité blairiste, c’est-à-dire en réalité le social-libéralisme vers lequel tendent, avec les contradictions que l’on sait, des personnalités comme Manuel Valls ou Emmanuel Macron. Non sans difficultés d’ailleurs, plus difficilement dans les actes que dans les paroles. Voilà aujourd’hui le problème de François Hollande, de son gouvernement, de sa majorité et du PS : ne pas avoir une ligne politique claire, ne pas avoir tranché et se retrouver par conséquent freiné dans les véritables réformes. Lorsque je prônais cette ligne politique il y a vingt ans, j’étais seul. Mais je cotoyais au Parti Socialiste des personnes qui pensaient que j’avais au minimum une part de vérité mais avaient vis à vis du PS une position conservatrice et se reposaient sur de vieux principes comme « le parti se prend par la gauche » ou « le pouvoir, on le prend et ensuite, on s’adapte ». Or, je n’étais pas du tout d’accord, j’estime que nous vivons désormais dans un monde où l’on doit dire ce qu’on va faire et on le fait, du moins on essaye. Cela m’a isolé certes, mais j’étais sur une ligne politique claire, correspondant à ma vision de ce que devait être une sociale-démocratie en Europe. J’ai même été jusqu’à présenter mes idées dans un congrès en 2005, soit il y a à peine dix ans, juste avant la rupture, et j’ai réuni moins de 1% des suffrages. Les dés étaient pipés. Un tiers du PS environ devait être d’accord avec moi mais ne pouvait résister à la logique de clans et de clientèle politique telle que je l’ai connue dans ce parti. Localement, on suit ses chefs et on ne va pas dans une voie incertaine qui pourrait ensuite vous priver de mandat. Ils m’ont donc marginalisé. Je suis quand même resté et pendant les deux années suivantes, je suis devenu le bouc-émissaire et tous disaient, puisque c’est le mètre-étalon du PS : « on est de gauche parce que Bockel est de droite ».
Quand le président m’a proposé d’être ministre en 2007, j’ai donc accepté. Beaucoup de Français, à l’époque, ont cru à l’ouverture. Même Nicolas Sarkozy, je pense, à certains égards, était sincère : il voulait ouvrir le jeu et pensait qu’on ne pouvait réformer en jouant un camp contre un autre. Cela n’a pas passé l’été 2007. La situation s’est retournée dès l’automne avec les erreurs du début de mandat de Sarkozy. J’ai créé une formation, la Gauche moderne, avec l’idée que j’allais incarner cette ouverture et que le PS aujourd’hui ne pouvait plus être une option en termes de réforme du pays. La réalité après la victoire de Hollande m’a un peu donné raison.
Je suis l’homme d’une rupture, d’un changement, pas un opportuniste. J’ai été loyal envers la majorité que j’avais rejointe pendant tout le quinquennat de Sarkozy, d’abord comme membre du gouvernement puis après l’avoir quitté. Je suis le seul ministre d’ouverture à ne pas avoir fait d’aller-retour, si je mets de côté Eric Besson qui a arrêté la politique. J’ai moi-même failli perdre ma mairie en 2008 parce que j’avais rejoint Sarkozy et qu’entretemps l’opinion s’était retournée. Quand j’ai quitté le gouvernement en même temps que Jean-Louis Borloo, ce dernier s’est engagé dans une démarche de reconstruction du centre, d’un centre large, ouvert, et non pas étriqué et divisé entre Morin et Bayrou. J’ai été de cette aventure avec ma petite formation La Gauche moderne qui incarnait toujours mes idées. Voilà comment je suis arrivé à l’UDI, dans la logique de mon parcours. Aujourd’hui, j’y suis engagé. A l’UDI, je retrouve mes convictions européennes, « sociales-libérales », c’est-à-dire l’équilibre entre une dimension sociale et de soutien à l’économie, un libéralisme tempéré.
Vous avez quitté le PS parce que vous appeliez à une rénovation blairiste du parti, ce qui vous mettait en désaccord avec sa ligne politique. Aujourd’hui, Manuel Valls semble soutenir une politique sociale-libérale, ce qui le place en porte-à-faux avec l’aile gauche du PS. Dans une tribune publiée sur Slate.fr, vous l’avez appelé à quitter à son tour le PS et à rejoindre l’UDI. Pensez-vous que l’évolution sociale-libérale du PS est inéluctable et que vous l’aviez prédit trop tôt ? Ou que toute tentative de réforme en ce sens est condamnée à se heurter à l’état actuel du PS ?
Cette tribune était une façon un peu provocatrice de mettre le Premier ministre devant ses contradictions. Manuel Valls, qui a essayé d’incarner cette ligne sociale-libérale jusqu’à la primaire de 2011, où il a fait 5% des voix, est un Premier ministre de compromis entre ses penchants modernistes et la façon dont Hollande fait de la politique, qui consiste à ne jamais vraiment trancher et ne jamais aller jusqu’au bout des réformes nécessaires. Malgré son intelligence, sa conscience qu’il n’est pas au rendez-vous des attentes, il reste totalement prisonnier de sa tactique politicienne. Car il s’agit de sa culture, la synthèse impossible du Parti socialiste, et qui aujourd’hui lui retombe dessus comme un boomerang, si on prend l’exemple de Martine Aubry, à la gauche de la gauche.
Je pense sincèrement que le PS est mort. Il aurait pu en être autrement jusqu’en 2012, si François Hollande avait pris les risques que l’on attendait de lui pour réformer notre pays. Toute son action n’est pas forcément mauvaise. Sur la défense, je fais partie de ceux qui soutiennent sa politique. Mais sur la question intérieure, l’échec est patent et le Parti socialiste va être entrainé dans cette chute. Il va se déchirer sous nos yeux. Ceux qui n’étaient plus mariés que par des intérêts de mandat électif et de clientèle politique, vont partir. Aujourd’hui, la sociologie du PS est constituée essentiellement d’élus et de personnes qui ambitionnent de l’être. Ceux qui s’engagent par idéal, comme moi par le passé, vont ailleurs, y compris s’ils ont une sensibilité de gauche ou alors ils n’y restent pas longtemps, parce qu’ils comprennent vite où ils sont tombés. Ils sont si profondément divisés qu’on n’imagine pas qu’au-delà de l’échec annoncé – rien n’est certain cependant – de 2017, le parti socialiste ne va pas se scinder. Nous allons passer par une recomposition complète. Quelle sera la nouvelle donne ? Je ne peux le prédire. En tout cas, le Parti socialiste est terminé. Son histoire s’achève en ce moment même : un miracle est toujours possible cependant, mais rare.
Que retenez-vous de votre passage au secrétariat d’Etat à la Francophonie sur l’état de la langue française dans le monde ?
Ce passage dans ce ministère a été pour moi une expérience très intéressante, notamment sur la partie Afrique. J’ai encore récemment écrit un rapport parlementaire avec des collègues socialistes intitulé « L ‘Afrique est notre avenir » où je pense avoir porté un message, que je pensais être celui de Sarkozy, même si j’ai été désavoué après coup. La Françafrique en est un aspect. Sur la Francophonie, je dirais que nous sommes à la croisée des chemins. La francophonie est vivace, l’attente de francophonie, y compris dans les pays non-francophones, est forte. Les gens aiment la culture française et souhaitent apprendre notre langue. Le réseau d’alliances françaises et d’instituts français à l’étranger est très vivace, et se finance d’ailleurs pour l’essentiel par le mécénat.
Evidemment, il ne faut pas se situer comme il y a un siècle, dans une position de compétition par rapport à l’anglais. L’anglais de communication, comme jadis le latin, représente aujourd’hui la langue de l’empire, la langue véhiculaire de la planète. On ne peut lutter.
Par contre, cette vivacité de la francophonie, qui n’est pas limitée à la langue française, mais qui porte aussi sur une histoire, une culture, des valeurs, un système juridique, peut contribuer à un élément essentiel de la mondialisation, qui est la diversité.
Après mon passage somme toute assez court à la Francophonie, je me suis engagé sur le concept de « droit continental », historiquement issu du droit romain, c’est-à-dire le droit écrit, celui des contrats. Un droit fondamentalement distinct de la common law, le droit anglo-saxon, un droit simple et qui s’est développé de manière universelle. Mais aujourd’hui, nous n’avons jamais eu autant d’alliés qui regardent du côté du droit continental, écrit, essentiellement incarné par les Français et le monde germanique – avec qui nous partageons la même tradition juridique – mais auquel on peut associer le monde hispanique, l’Italie, la Russie, la Chine et les pays arabes.
Un monde monochrome n’est pas bon, pour personne. Et la Francophonie, de par le rayonnement de la France, porte le droit continental, même s’il ne s’y limite pas. De ce point de vue, notre pays peut jouer un rôle. La francophonie est une affaire importante si on la regarde avec les yeux d’aujourd’hui sans se limiter à une défense du pré carré – de toutes façons un combat perdu d’avance. Si on élargit le concept pour bâtir une francophonie ouverte – le maître-mot quand j’étais secrétaire d’Etat – on aura renforcé l’influence de la France et de ce qu’elle peut incarner dans le monde.
En 2008, Robert Bourgi a déclaré sur RTL qu’Omar Bongo avait demandé votre éviction du secrétariat d’Etat à la coopération et à la Francophonie parce que vous aviez critiqué la Françafrique. Selon vous, la Françafrique va-t-elle disparaître ?
Je pense qu’aujourd’hui, sept ans et demi après mes déclarations de janvier 2008, tout s’accélère. Certains dinosaures de la Françafrique subsistent encore, mais ce symbole qui me paraissait suffisamment prégnant à l’époque est désormais devenu un phénomène marginal. C’était le sens du rapport que nous avons rendu il y a deux ans. Aujourd’hui, l’enjeu est autre : l’Afrique représente notre avenir, une carte à jouer, un continent en plein développement mais aussi rempli de défis, sécuritaire, démographique, de gouvernance. Si les difficultés subsistent, comme la guerre, la pauvreté, la mauvaise gouvernance, elles ne concernent plus la Françafrique ou la Chinafrique. L’enjeu désormais, c’est la capacité des Africains à saisir, appréhender, prendre en main leur destin, corriger ce qui doit l’être. Ce n’est pas nous qui allons instaurer la démocratie africaine, mettre en place la bonne gouvernance en Afrique là où elle n’existe pas mais les Africains eux-mêmes. Nous pouvons être de bon conseil, des amis, des soutiens, parfois même intervenir quand on nous le demande pour la sécurité qui est la base de tout développement, comme la France l’a fait au Mali, que j’ai soutenu. Mais l’un des objectifs de l’Afrique et notamment de l’Union Africaine devrait être, dans les dix ou quinze ans à venir, d’assurer la sécurité du continent par ses propres forces. Aujourd’hui, je ne referais plus les mêmes déclarations. Je suis content d’avoir tenu ces propos, on me le rappelle souvent d’ailleurs et j’en suis fier, mais je ne redirais plus la même chose : simplement parce que la donne a changé.