L’hyperdémocratie que nous vivons va finir par engendrer son contraire : la réduction progressive ou peut-être brutale de l’exercice de l’expression démocratique. C’est l’intime conviction du sociologue Jean-Claude Kaufmann, qui a publié « La fin de la démocratie » aux éditions Les Liens qui Libèrent.
Au fil des pages de votre livre vous mettez face à face deux principes que l’on a longtemps cru interchangeables : République et démocratie. Pourquoi vous apparaissent-ils comme contradictoires ?
On a effectivement tendance à employer ces deux termes de façon équivalente – avec quelques nuances – alors qu’il n’en est rien. République et démocratie reposent en réalité sur deux principes contraires : l’un vient d’en haut et fixeun programme qui entraîne toute une collectivité alors que l’autre part du bas et plus précisément de l’individu.
Aujourd’hui, cette contradiction arrive à son point de rupture et devient de plus en plus ingérable : elle résulte d’un long processus avec un tournant dans les années 60, qui nous a propulsé dans ce que j’appelle « l’hyperdémocratie » : autrement dit, un système où l’individu est au centre de tout et décide chaque jour de sa propre vérité comme de sa morale. Ce qui explique notamment le récent dégagisme puisque l’on considère désormais que l’homme politique idéal devrait correspondre parfaitement à notre vision du monde, d’où une déception fréquente.
La République a si bien formé le citoyen libre, critique et éveillé que ce dernier a fini par se détacher d’elle.
Vous affirmez que nous ne vivons pas moins que la fin d’une civilisation. Est-ce à dire que les outils qui ont façonné la République actuelle se sont finalement retournés contre elle ?
Absolument. La République a si bien formé le citoyen libre, critique et éveillé que ce dernier a fini par se détacher d’elle. En d’autres termes, le processus d’autonomisation individuelle l’a écarté du programme d’ensemble auquel il devait correspondre au départ dans l’idéal républicain. C’est d’ailleurs pour cette même raison que l’on parle aujourd’hui de crises de valeurs, puisque chacun définit celles qui lui sont propres et se détourne de la vision collective !
Dans quelle mesure la société du divertissement et l’individualisation a-t-elle contribué à cette érosion ?
L’individualisation des sociétés n’est autre que l’approfondissement du processus démocratique. L’individu devient donc une entité à part entière qui décide de tout et qui s’enferme dans sa bulle avec l’injonction de devoir réfléchir àl’ensemble de ses faits et gestes. Même l’alimentation est désormais devenue prétexte à débattre ! Autant d’éléments qui produisent une société épuisante mentalement, d’où cette tension entre désirs de sécurité et de divertissement.
L’individualisation des sociétés n’est autre que l’approfondissement du processus démocratique.
Vous expliquez que la création d’un « statut d’individu de droit » ouvre les vannes de revendications sans fin qui aggravent la fragmentation du corps social. Le mouvement des gilets jaunes en est-il une illustration ?
Le mouvement des gilets jaunes ne se pose pas tellement en termes de droits. Si le pouvoir d’achat et le prix du diesel en ont été les éléments déclencheurs, il s’est très vite mué en quête existentielle, avec une demande de respect et l’affirmation d’une fierté de toute une partie de la population qui se sent oubliée et ignorée, voire méprisée.
Le problème étant que le processus d’individualisation dont je parle n’est pas vécu de la même manière par l’ensemble de la société. Il y a une France qui va bien et qui profite de tous les espaces de liberté qui s’ouvrent à elle, et une autre qui se sent hors-jeu. D’autant plus que la pauvreté ne s’apparente plus à un « destin social » comme autrefois ; aujourd’hui se développe l’idée que celui qui n’a pas su s’en sortir en porte entièrement la faute. C’est pourquoi cette France qui a longtemps courbé le dos explose aujourd’hui sous la forme du mouvement des gilets jaunes, avec le désir de pousser un cri d’alarme. Et cette coupure risque encore de s’aggraver dans l’avenir…
Comment la société peut-elle réagir face à sa fragmentation grandissante ?
Nous devons avoir le courage de regarder en face l’importance des crises qui s’annoncent, d’autant plus qu’il n’y a pas à ce jour de véritable solution pour les prévenir. Le plus gros risque serait de rester dans cette position ronronnante en se disant que l’on finira bien par trouver des réponses comme cela a toujours été le cas.
D’autant plus que le pouvoir est immensément plus fragile qu’on ne l’imagine et cette fragilisation va s’accentuer davantage. Les difficultés à maintenir l’ordre public certains samedis sur les Champs-Elysées en témoignent ; je pense même à titre personnel que ce n’est qu’un aperçu de ce qui nous attend à l’avenir. Tant que nous ne ferons pas un véritable effort de compréhension globale de la tournure que prend notre société, nous ne serons pas armés pour traverser ces moments de tumulte. Je suis intimement convaincu que nous vivons la fin d’un monde et il faut être armé intellectuellement pour éviter de naviguer à vue.
Le désir de démocratie est toujours à l’œuvre mais il engendre de plus en plus de mouvements contraires comme l’illustre la montée des populismes partout dans le monde.
Face à la crise de « l’hyperdémocratie », l’une des solutions qui se profilent selon vous est celle d’une République autoritaire. Ne serait-elle pas pire que le mal ? Pourriez-vous en dire plus ? Quelles seraient les autres alternatives ?
Le désir de démocratie est toujours à l’œuvre mais il engendre de plus en plus de mouvements contraires comme l’illustre la montée des populismes partout dans le monde. Une fois au pouvoir, ceux-ci se traduisent souvent par des formes de Républiques autoritaires pour continuer de nourrir l’élan des débuts. Et quoi de mieux à cet effet que de désigner un ennemi ? En témoignent les récentes tensions entre l’Italie et la France alors que ce sont historiquement deux pays très proches.
La République autoritaire n’a en réalité de République que le nom : elle ne peut en ce sens nous servir d’idéal. Toutefois le durcissement du pouvoir et des lois tendant à restreindre des expressions de libertés de plus en plus dérangeantes est une véritable tendance de fond. La loi anti-casseur en est une illustration. Il en va de même pour la multiplications des normes en matière de santé par exemple, qui est elle aussi une forme de restriction, tout comme la régulation des commentaires haineux sur internet.
Si cette restriction progressive des expressions démocratiques n’alerte pas grand monde pour le moment, elle témoigne du processus dans lequel nous sommes en train de rentrer. Car la colère de ceux qui se sentent oubliés va en générer de nouvelles, et donc d’autres interdictions encore plus fortes et ainsi de suite.