L’histoire a fait du bruit dans les couloirs du Parlement européen mais on n’en connait guère les suites. Deux reporters du Sunday Times se font passer pour des lobbyistes. Ils demandent à trois euro-députés – un Slovène, un Roumain et un Autrichien – de faire inclure des amendements favorables à leurs intérêts dans un texte législatif et leur proposent une rémunération importante. Quelques semaines plus tard, ils reçoivent des messages leur indiquant que les amendements ont été adoptés… Suivent des factures pour « honoraires de conseil » libellées au nom de sociétés domiciliées dans les pays de chaque parlementaire.
 Les journalistes britanniques, en révélant ce qu’ils appellent ce « scandale » en mars 2011, ont réussi leur démonstration. Animés par une « europhobie » fréquente Outre-Manche, ils voulaient en effet démontrer qu’il était très facile, à Bruxelles et à Strasbourg, d’obtenir moyennant finance des dispositions permettant de donner des « avantages compétitifs » à des entreprises ou à des groupements d’intérêts susceptibles de tirer profit d’une modification – parfois imperceptible – de la législation européenne. Les euro-députés se sont défendus en expliquant qu’ils avaient eu conscience d’être piégés et qu’ils avaient voulu savoir jusqu’où iraient leurs supposés corrupteurs…
Une enquête interne a été ouverte mais elle s’est vite heurtée à plusieurs difficultés. Un élu peut toujours avancer en effet qu’il a déposé tel ou tel amendement – et invité ses collègues à le voter – parce qu’il s’agissait selon lui d’une action conforme à l’intérêt général. L’immunité parlementaire décourage aussi les poursuites, ainsi que la question de l’autorité judiciaire susceptible d’instruire un tel dossier, les justices belge ou française – en principe compétentes pour poursuivre les infractions commises sur leurs territoires – n’ayant pas jusqu’ici, à notre connaissance, manifesté un grand zèle à s’occuper de telles affaires.
Mieux vaut d’ailleurs être un véritable expert pour s’y retrouver dans les processus de décision au sein de l’Union européenne, où le pouvoir législatif reste en réalité partagé entre le Conseil des ministres, le Parlement européen et la Commission. Bien qu’étant l’organe exécutif, cette dernière, par ses directives, joue en effet un grand rôle dans l’élaboration des normes. Ajoutons à ces institutions la Cour de justice européenne du Luxembourg qui, par ses décisions constituant jurisprudence, prend une part considérable à la définition des lois et règlements applicables dans l’Union. Les vrais lobbyistes, aidés selon les dossiers par des avocats ou des ingénieurs, interviennent à ces différents niveaux de pouvoir. Même s’ils ne le reconnaissent pas toujours…
Les méthodes de «l’intelligence économique»
Depuis 2008, la Commission a ouvert un « registre des représentants d’intérêts » qui permet « d’officialiser » le rôle des lobbyistes sur une base consultable en principe par tous les citoyens européens. L’inscription volontaire au registre est assortie d’un engagement à « veiller à ne pas obtenir ou chercher malhonnêtement des informations, et ne pas inciter le personnel européen à enfreindre les normes de comportement qui leur sont applicables ». Presque un vœu pieux. Dès les premiers mois de fonctionnement de cette base d’informations sont apparues des entités mystérieuses aux activités invérifiables, parfois sous couvert d’ONG. Car le lobbying ne consiste pas seulement à faire pression. «Il y a une face cachée de cette activité, qui est tout simplement de l’espionnage, confie un bon connaisseur des arcanes bruxelloise. Connaître les failles de la vie privée de certains acteurs influents, savoir à l’avance quel montant de financement ira sur telle ou telle incitation européenne ou si certaines normes sont susceptibles de changer, ce sont des informations qui peuvent valoir beaucoup d’argent ». Tous les moyens classiques de « l’intelligence économique » sont alors utilisés par des spécialistes usant des mêmes méthodes que les agents de renseignement, ne serait-ce que parce qu’ils ont passé leur jeunesse dans « les services » de leurs pays respectifs.
Les « James Bond » restent loin, cependant, de constituer le plus gros effectif parmi les 20 000 personnes – chiffre découlant d’une estimation récente – travaillant à des degrés divers mais dans un cadre privé à la périphérie des institutions européennes. Ils sont en tous cas plus nombreux que les fonctionnaires (environ 15 000, toutes structures confondues). La plupart travaillent « à ciel ouvert » et dans une certaine transparence. Pour la bonne raison qu’ils sont tout simplement « les yeux et les oreilles » – et parfois les ambassadeurs – de respectables grandes sociétés ou syndicats professionnels ou aussi parce qu’ils représentent des ONG très actives en matière de pression sur les sujets environnementaux et quantité d’autres thèmes.
Parfois l’intérêt général y gagne mais pas toujours
Dans la philosophie libérale qui reste celle de l’Union européenne, paradoxalement compensée par une tendance bien connue à la bureaucratie, ce qu’un « lobby » défend peut-être combattu par un autre « lobby ». Parfois l’intérêt général y gagne mais pas toujours. Cela fait l’affaire, en tous cas, des agents immobiliers et des propriétaires d’immeubles de bureaux. Ils se félicitent par exemple de voir que non seulement les grandes entreprises et les ONG se disputent les mètres carrés de moquettes mais que les grandes collectivités territoriales de toute l’Europe jouent aussi le jeu de la représentation. Un bon lobbying à Bruxelles, pour une région ou une métropole, cela peut être utile pour ne pas être oublié lors de l’attribution des fonds communautaires ou pour obtenir quantité d’autres avantages (implantations de centres de recherche, désignation comme ville de Congrès, subventions spécifiques liées au patrimoine et au tourisme, etc.).
Les lobbyistes, qu’ils apparaissent en tant que tels ou sous des intitulés plus neutres (« Agence de relations publiques », « consultants en communication d’influence ») sont en outre de plus en plus organisés. Ils estiment à juste titre que les « moutons noirs » – ceux qui vivent dans l’opacité pour masquer une activité directement corruptrice – peuvent créer le plus grand tort à une profession qui a droit à une image d’honorabilité comme n’importe quelle autre. D’où un casse-tête encore mal résolu : faut-il que l’Europe légifère pour moraliser, autant que faire se peut, toutes les pratiques de la profession ou faut-il que celle-ci s’organise par elle -même à partir de « codes d’éthique » ? Des associations professionnelles se sont créées pour regrouper les praticiens – des « lobbys de lobbyistes » en quelque sorte – pour devancer sur le terrain de la déontologie le désir des « eurocrates » de légiférer à leur sujet. Mais rien n’est simple en ce domaine car les spécialistes des relations institutionnelles sont de plus en plus concurrencés, auprès de leurs clients – notamment lorsqu’il s’agit d’entreprises ou de groupements d’industriels – par les professions du droit et du chiffre. Les gros cabinets d’avocats, d’experts-comptables et d’audit, qui se mêlent de plus en plus de lobbying, peuvent en effet mettre en avant leurs règles professionnelles codifiées de longue date. Celles-ci ne sont cependant pas tout à fait les mêmes selon les pays. Il est ainsi possible d’observer, au niveau d’un secteur tout à fait privé, l’écueil depuis longtemps constaté dans la sphère publique des institutions : cette diversité des mentalités, des cultures et des langues qui fait tout à la fois la richesse et la complexité de l’Union européenne. Tous les lobbyistes du monde, qu’ils soient mus par l’intérêt ou par un idéal philanthropique, pratiquent cependant le même métier qui consiste à pousser la défense de leurs clients ou de leurs idées jusqu’à faire évoluer les lois ou, carrément, à œuvrer pour la suppression de certaines dispositions contraignantes. Les anglo-saxons ont inventé le mot « lobby » venant de « couloir », le lieu où, à la Chambre des communes de Londres les parlementaires pouvaient rencontrer les représentants d’intérêts divers. Mais les latins, en reprenant le terme à leur compte faute de mieux, sont plus pudiques à ce sujet. En France, par exemple, la liste des « représentants d’intérêts » (consultable sur le site de l’Assemblée Nationale) n’a été dressée qu’en 2009, peu après son adoption au Parlement européen. Le « lobbying », bien qu’il soit aussi vieux que la démocratie et peut-être que le pouvoir, n’a pas toujours dit son nom chez nous. À cause d’une réputation sulfureuse, sans doute liée à l’antiparlementarisme et à des affaires comme le scandale de Panama… Il nous est revenu sous sa forme honorable par le biais de Bruxelles où s’est peu à peu institutionnalisée, pour le bon fonctionnement d’institutions plus éloignées des citoyens que le sont les parlements nationaux, une forme de représentation originale des différents intérêts traversant la société civile de tout un continent. Il s’agit, autrement dit, d’un apport méconnu de la construction européenne…